Érudition et intelligence sont au rendez-vous pour traiter de la force subversive et révolutionnaire de l’art, dans le nouveau roman de Raphaël Jerusalmy La rose de Saragosse (Actes Sud).
Il y a du Umberto Eco dans les récits de Raphaël Jerusalmy : l’érudition gourmande, le goût du voyage, le génie de créer des mondes vraisemblables, la quête de la micro-histoire dans la grande, celle avec une grande Hache. Il y a quelque chose d’un Brancusi dans la plume de Raphaël Jerusalmy : écrire comme on sculpte, au burin, pour ne laisser de la pierre, des mots, que le strict nécessaire. Cela donne des romans courts d’une rare intensité, où on se met à aimer les personnages à peine esquissés. « La rose de Saragosse », qu’il dédie à ses deux grands-mères, dont l’une s’appelait Rosa, est une très grande réussite, encore une.
Alors que Torquemada, l’immonde Torquemada, veut encore durcir l’Inquisition en traquant les conversos, une perturbation inattendue vient le rendre fou de rage : des caricatures, des gravures signées d’une rose délicate, font rire dans les tavernes de Saragosse et au-delà. Or, on le sait, rien ne fragilise plus un pouvoir brutal que la caricature, la dérision qui en montre un visage risible là où il voudrait inspirer de la peur, du sérieux. Angel de la Cruz, un ancien noble déchu qui traîne avec délices son apparat répugnant et son vieux chien, se met au service de l’Inquisition pour de l’argent et va infiltrer une famille de nobles juifs, les Montesa en espérant, pourquoi pas, gagner sur tous les tableaux. Moralement indifférent, ambigu, de la Cruz est tour à tour, agacé, intrigué, impressionné par la grande élégance de la famille, par la jeune Léa, à la beauté racée et trouble. A la faveur d’une intrigue menée de main de maître, de la Cruz lui-même va être impliqué dans l’affaire des caricatures.
Ce personnage, bizarrement attachant, semble être une des figures projectives de l’auteur dans son propre livre : dans l’un de ses précédents romans, Les obus jouaient à pigeon vole, il y avait de lui-même dans la figure du poète qui aime faire la guerre. Ici, Angel de la Cruz, cet indic qui crée des images sublimes en se curant les dents, représente un peu de l’auteur, ou de l’image qu’on s’en fait. C’est la finesse sous la rudesse, la grande sensibilité artistique sans les poses de salon, un certain goût pour le paradoxe, pour la brutalité en son sens d’authenticité, autant d’écarts, de surprises qui rappellent la signature de Jerusalmy. L’artiste de caniveau et la famille de juifs récemment convertis vont se chercher et s’emmêler les pinceaux et la pointe dans un jeu de dupes où il sera question de la force subversive et révolutionnaire de l’art, de l’exil, de l’identité, de l’amour pur et du désir sublimé. Et toujours, du petit grain de sable qui vient perturber les rouages bien huilés de la barbarie, donnant à l’ironie ses lettres de noblesse. S’il y a quelque chose de juif dans l’écriture de Jerusalmy, dont les textes sont pourtant universels, c’est sans doute dans cette dignité du geste qui fait sens dans un monde déserté par le sens, dans cet humour qui montre que le geste grand peut-être le plus invisible de tous.
En une scène saisissante, dont nous ne parlerons pas afin de ne pas déflorer les nombreux moments d’émerveillements du texte, le roman rend un très bel hommage, peut-être inconscient, à une nouvelle superbe de Stefan Zweig, Les Prodiges de la Vie, autant qu’à un Ambroggio Lorenzetti affublant la Vierge de son Annonciation d’une boucle d’oreille qui était alors, dans la Sienne du XIVe siècle, le signe d’infamie des femmes juives, étoile jaune avant l’heure. La Juive invisible en tant que Juive, mais passée à l’Histoire sous forme d’icône.
La rose de Saragosse représente ce qui dans la littérature est le plus enfantin et le plus abouti à la fois : utiliser l’histoire, l’érudition et l’intelligence pour nous faire écarquiller les yeux, soupirer, retenir notre souffle. Le roman est ciselé comme un bijou et construit comme une tranche de vie augmentée. Jerusalmy est un très grand romancier, qu’on se le tienne pour dit.
Noémie Benchimol
Article publié dans l’édition française du Jerusalem Post, publié avec l’aimable autorisation de son auteur
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Article publié le 26 février 2018. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2018 Jewpop / JPost