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L’honneur de Moses Mendelssohn

20 minutes de lecture

 

Voici deux ouvrages, parus chez Verdier, qui peuvent se lire l’un sans l’autre, et qui pourtant se répondent et se fécondent. D’une part, l’essai du philosophe Eli Schonfeld L’Apologie de Mendelssohn, sur la place liminaire et difficile de Moses Mendelssohn dans la pensée juive moderne. Et d’autre part une traduction française de ce que les éditeurs sont choisi d’appeler ses Écrits Juifs, ses correspondances dans les deux mondes, avec des intellectuels allemands de son temps, mais également avec celui qu’il appelle son Maître, Jacob Emden, sur le noahisme et destin des non-juifs dans le salut, ainsi que son introduction programmatique à sa traduction de la Bible Hébraïque en allemand, parmi d’autres.

 

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Certains textes des Écrits Juifs sont des textes de circonstances, de l’urgence : telle sa défense, aussi brève que lapidaire, de la prière « aleinu leshabea’h » (litt. Il nous incombe de louer) suite aux accusations portées contre la communauté juive de Königsberg par l’inspecteur de la synagogue chargé de rapporter et de censurer les passages jugés anti-chrétiens de la prière juive. Cette prière, qui loue Dieu de n’avoir point fait les juifs « comme les peuples de la terre » « qui se prosternent devant le néant et le vide et prient un Dieu qui ne sauve pas » est apparue comme faisant allusion à Jésus. La stratégie défensive est caractéristique : accabler l’ennemi commun, le paganisme et les païens en mettant l’accent sur les croyances communes. On y découvre un Mendelssohn précis, tantôt théologien, tantôt historien, qui réfute point par point l’absurdité de l’accusation d’anti-christianisme de cette prière, et qui finit son texte par cette phrase : « Je ne comprends pas comment Herr Professor Kypke a pu, si les usages juifs ne lui étaient pas complètement inconnus, y voir quelque chose d’indécent ou d’irrespectueux. » Et toc, comme qui dirait.

 

Pourtant, s’il répond volontiers aux exigences du moment pour défendre ses frères et la doctrine juive, Mendelssohn refuse lorsqu’il est sommé, et de la pire façon qu’il soit par Lavater, de se laisser dicter son agenda par ces convocations à réfuter les soi-disant preuves irréfutables de Bonnet ou à se convertir. Avec hauteur, et parce qu’il est philosophe avant tout, il replace avec une plume trempée dans l’acide et recouverte de diligence, le débat sur le terrain des idées et également de l’éthique de la communication. Tout à son paternalisme du Bien, Lavater a oublié les règles morales de l’homme de bien et le philosophe juif lui fait la leçon :

« Aussi, je préfère me tromper plutôt que de vous accuser d’avoir rompu cette promesse (…) Qu’est ce qui donc a pu vous pousser à agir à l’encontre de mes dispositions, qui vous sont connues, et à m’arracher de chez moi pour me conduire sur un champ de bataille public où j’aurais tant souhaité ne jamais être en droit de pénétrer ? »

 

Moses Mendelssohn Jewpop

 

Jusque-là, on pourrait penser à un défilement plein de panache, mais un défilement tout même. Sauf que Mendelssohn ne s’arrête pas là. Puisqu’on le force à s’exprimer sur le sujet, il le fera, mais dans les termes qu’il aura choisis, c’est-à-dire en refusant la fausse dichotomie proposée par Lavater. La réfutation du christianisme n’est pas son chemin privilégié, car, de son propre aveu, une telle entreprise contredit la nature non prosélyte du judaïsme. La conversion n’est pas une option. Reste à rester droit dans ses bottes et à défendre son honnêteté intellectuelle à rester juif :

« Toutefois, la réticence à m’engager dans des querelles de religion n’a jamais été, de ma part, la marque d’une crainte ou d’une faiblesse. Je puis affirmer que l’étude de ma religion ne date pas d’hier. » Et plus loin : « Je voudrais pouvoir réfuter l’opinion méprisante que l’on a d’un juif par l’exercice de la vertu, non par des écrits polémiques. Ma religion, ma philosophie et mon état de la vie civile sont autant d’importantes raisons d’éviter toute querelle de religion et de ne m’entretenir, dans les publications, que des vérités qui devraient avoir une égale importance dans toutes les religions. »

Mais, prévient-il, s’il y est forcé, il le fera quand même. Qu’on ne le croit surtout pas pleutre ou lâche. Re-toc.

 

Moses Mendelssohn

 

Dans la communauté juive traditionnelle, Moses Mendelssohn n’a pas bonne presse et certaines réticences sont attachées à son nom. Une image de vendu, de militant réformé (jusque récemment sur sa page Wikipédia en français, il était mentionné comme un partisan de la Réforme Juive.) On décrédibilise souvent sa personne et son entreprise intellectuelle, métaphysique et religieuse, en mentionnant que si lui est resté juif, ce n’est qu’à peine, et d’une façon si faible et intransmissible que ses descendants eux ont franchi le pas décisif de la conversion, tel son petit-fils de compositeur.

 

Dans un article qui fit grand bruit sur la notion même de philosophie juive, Yitshaq Melamed affirma qu’à part Salomon Maimon, il n’y eut pas de grand philosophe qui fut en même temps un grand philosophe juif. Par philosophe juif, le chercheur n’entend pas comme c’est souvent le cas quelqu’un qui fut à la fois philosophe et biographiquement juif1, ayant intégré le récit antisémite du judaïsme comme particularisme ou encore défendant l’universalité du biblisme face aux arguties talmudiques, mais bien un philosophe engagé dans l’entreprise intellectuelle visant à rendre compte de la pensée du judaïsme, sans passage obligé par les poncifs « Raison et Révélation, Athènes et Jérusalem ». Sur Mendelssohn, il reconnaît que sa critique ne porte pas sur le philosophe lui-même mais est bien juste pour ce que ses successeurs firent, c’est-à-dire sur son influence réelle, sa postérité.

Melamed écrit ainsi à ce sujet :

« Le Juif allemand moderne n’avait que peu de temps et d’égards pour le Talmud. Dans un passage mémorable, Heine couronne Mendelssohn du titre de « Luther juif » :

« Mendelssohn détruisit l’autorité du Talmudisme et fonda un pur Mosaïsme… Tout comme Luther avait renversé la Papauté, Mendelssohn renversa le Talmud, et exactement de la même façon, c’est-à-dire en répudiant la tradition, en déclarant que la Bible était la source de la tradition et en en traduisant la plus grande partie. Ainsi détruisit-il le catholicisme juif, tout comme Luther détruisit le catholicisme chrétien »2

 

Moses Mendelssohn Lessing Lavater Jewpop

 

Je doute fort que Mendelssohn eût apprécié de telles louanges. Mendelssohn resta toujours lié au judaïsme traditionnel, très nettement centré sur le Talmud, et il avait à l’évidence une connaissance substantielle de la littérature talmudique. Cependant, les affirmations de Heine ne sont pas sans fondement, et si elles échouent à rendre compte de manière nuancée de la relation de Mendelssohn au Talmud, elles s’accorderaient parfaitement avec les conceptions de ses successeurs immédiats.

 

Mendelssohn fut bien, de l’aveu même de Melamed, un philosophe original et d’une grande importance dans l’histoire de la philosophie occidentale, de même qu’il fut un juif traditionnel en tous points. On peinerait à trouver en Mendelssohn le mépris qui fut parfois ceux des Averroïstes juifs pour leur propre tradition religieuse. On y trouve au contraire une volonté acharnée de se réclamer des traditions de « notre Nation », et même de prouver leur compatibilité avec l’universalisme de la raison tout en circonscrivant la validité du judaïsme aux seuls juifs : nul expansionnisme ou prosélytisme chez lui.

 

Toutefois, on peut se demander si la critique de Melamed, nuancée par la connaissance évidente et intime du Talmud et de la Halakha par Mendelssohn, ne reste pas valable. Dans un autre style et avec des prémisses différentes de celles de Melamed (la primauté et l’universalité ontologique de l’être-pour-le-commandement chez Schonfeld, qui retravaille les concepts de son maître Benny Levy), l’essai du philosophe se finit bien sur l’échec métaphysique de Mendelssohn qui s’est trompé d’universalisme :

« Mendelssohn : moment inaugural de la philosophie juive moderne. Mais cette pensée rencontre ses limites dès qu’elle aborde la question de l’élection. Car Jérusalem procède d’un choix : préférer l’universalisme de la raison à l’universalisme de l’être-pour-le-commandement. Mendelssohn n’a pas entendu la leçon d’Emden (qu’il appelle pourtant « notre guide et notre maître », morenu ve-rabenu) (…) Mendelssohn s’arrête trop tôt. Refusant de penser l’universalité noahique de l’être-pour-le commandement, il est incapable d’accorder jusqu’au bout- c’est-à-dire pour tout le monde– le dire du Sinaï et le logos de l’existence. »

 

Jerusalem Moses Mendelssohn Jewpop

 

Autrement dit, les « oublieux de Dieu » dont Emden, dans une réponse truffée de références talmudiques et bibliques implicites ou explicites, hors contexte ou à usage stratégique, faisait la source du fait que les justes des nations, sans Dieu, sont voués au Sheol, ne doivent certes pas devenir juifs (ce qui répugnait effectivement à Mendelssohn) mais doivent bien reconnaître quelque chose qui est porté par le judaïsme, entendre résonner le message universel, « noahique » dit Schonfeld, du Sinaï, qui est en fait une leçon ontologique : sans commandement, sans cette verticalité du « Tu dois » et la reconnaissance d’une source de validité hétéronome à la raison, pas de salut. On aurait aimé lire plus longuement Schonfeld sur cet « échec du droit naturel ». Mais Eli Schonfeld, fidèle ici au style de son maître, préfère la brièveté du propos tranchant aux longues analyses. Aller à l’essentiel a malgré tout son charme et même une certaine puissance d’éloquence. L’être humain est avant d’être un être de raison ou un dépositaire de droits à revendiquer, un être-pour-le commandement.

 

De même, René Lévy, en introduction à sa traduction de l’échange entre Emden et Mendelssohn, précise que malgré les références communes, la démarche des deux ne saurait être plus dissemblable : esprit du métaphysicien, clair, sans ambages, pour l’un. Esprit du talmudiste, sinueux et contraint par les textes pour l’autre. Ce faisant, il semble aussi entériner pour partie la critique de Melamed, qu’il redouble en critique modérée du talmudiste. « Trop de hauteur pour l’un. Pas assez pour l’autre. » René Levy suggère-t-il une juste hauteur entre les deux ? Un choix résolu, un mélange ? Pas certain.

 

Apologie de Mendelssohn donc. Le titre de l’essai tout autant que l’objectif de l’entreprise intellectuelle à l’œuvre dans la publication de ces deux ouvrages.

 

Eli Schonfeld Jewpop

 

Eli Schonfeld, photo Raphaël Nadjari

 

Apologie. Le terme est devenu « mou » et sert surtout de repoussoir dans la recherche scientifique. On se défend toujours de faire de l’apologie (qu’on assorti toujours de son compère, l’adjectif « naïve ») car plus personne ne veut dévoiler son inscription dans le lieu de sa prise de parole. On se veut objectif. Mendelssohn lui-même, et Eli Schonfeld, en reproduisant le geste du philosophe, redonnent à l’apologie son sens « dur », son sens âpre : celui d’être une défense argumentée faisant suite à une mise en cause, à une accusation. L’apologie n’est pas la glorification du dimanche matin. Elle est une réponse à une mise en cause pour se blanchir. Une véritable plaidoirie. Eli Schonfeld, ne craint pas une apologie en demi-teinte, c’est-à-dire honnête : faire justice au Philosophe Juif des Lumières et le prendre au sérieux, quitte à prendre acte, aux côtés de ses réussites, de ses échecs.

 

Reste à saluer deux publications ambitieuses qui font honneur à l’édition francophone des textes juifs et engagés dans la réflexion vivante autour de la pensée juive. Les traductions françaises sont très belles, les aficionados de la question du texte, de la cantillation et de la ponctuation de la Bible hébraïque se régaleront à la lecture de « Or le netiva », morceau de bravoure où une réflexion sur le qere-ketiv, les rares occurrences où la massorète enseigne qu’il faut lire et prononcer un texte différemment de sa graphie, mène à éprouver les liens intimes de la Torah écrite et de la Torah Orale.

 

Noémie Benchimol

 

1 « Salomon Maimon, ou l’échec de la philosophie juive », https://journals.openedition.org/rgi/361

2 Heine, Histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne, Paris, Imprimerie Nationale, 1993

Retrouver toutes les chroniques de Noémie Benchimol sur Jewpop
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© visuels : Verdier / DR, photo de Eli Schonfeld copyright Raphaël Nadjari

Article publié le 24 octobre 2018. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2018 Jewpop

 

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