Henri Cartier Bresson mai 68
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Mai 68, je me souviens

15 minutes de lecture

 

MAI 68, JE ME SOUVIENS

(d’après Joe Brainard et George Perec)

Lutte sexuelle des jeunes Wilhelm Reich

1

Je me souviens de La Lutte sexuelle des jeunes de Wilhelm Reich qu’on vendait comme un brulot clandestin.

2

Je me souviens de Fieschi, le rondouillard prof de philo à Voltaire, qui proclama, après mon exposé en classe, que le manifeste de Wilhelm Reich, c’était juste un bon coup pour jeunes marxistes afin de convaincre les filles… J’étais très fâché ; c’était dans le mille !

3

Je me souviens de Paty, déjà ami et frère, acrobate du pastiche yiddishisant, et camarade des coups de poing et autres armes par destination…

4

Je me souviens de mon « pseudo » : Wilhelm, à la JCR.

5

Je me souviens du « Traité de savoir vivre à l’usage des jeunes générations » et que la JCR pour Raoul Vaneigem, c’était : « ni Jeune, ni Communiste, ni Révolutionnaire »…

6

Je me souviens du fard noir charbon autour des yeux de braises des filles.

7

Je me souviens de Rudy Dutschke, Rudy le Rouge, revolvérisé à Berlin, et du SDS.

8

Je me souviens de la silhouette frêle de « Gégé », Gérard de Verbizier, alias « Vergeat ». Révolutionnaire professionnel. Notre copain, notre grand frère.

9

Je me souviens de Paul Nizan, d’Aden-Arabie, et du prologue : « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie ».

10

Je me souviens des « Comités Vietnam ».

11

Je me souviens de « Un, Deux, Trois, Vietnam ! ».

12

Je me souviens des paquets de numéros d’Avant-garde Jeunesse, cachés aux yeux de mon père stalinien.

13

Je me souviens du 3 mai. La « Sorbonne occupée ».

14

Je me souviens de l’odeur d’encre de la sérigraphie.
Je me souviens du bruit de la ronéo crachant les tracts.

15

Je me souviens de La Varsovienne et de Bella Ciao.

16

Je me souviens du second couplet de l’Internationale :
« Il n’est pas de sauveurs suprêmes
Ni Dieu, ni César, ni Tribun,
Producteur, sauvons-nous nous-mêmes
Décrétons le salut commun.
Pour que le voleur rende gorge,
Pour tirer l’esprit du cachot,
Soufflons nous-mêmes notre forge,
Battons le fer quand il est chaud ».
Le plus tragique couplet en oxymore de toute l’Histoire révolutionnaire réelle.

17

Je me souviens de la veste de cuir, des bottes de cuir, du casque de motocycliste, et de la « coquille » sous le jeans, consciencieusement râpé à la pierre ponce.

18

Je me souviens, reçu de mon père résistant, qu’il vaut mieux, en cas d’affrontements, être au S.O. en tête de manif, qu’au milieu d’une foule en débandade.

19

Je me souviens d’Aragon place de la Sorbonne, chassé aux cris de « Guépéou, Guépéou ».

20

Je me souviens des militants communistes qui sillonnaient la foule, le 10 mai, dénonçant les « provocateurs », tandis qu’on arrachait les grilles de arbres, les pavés de la chaussée. Et montaient les barricades.

21

Je me souviens de la rue Gay-Lussac.

22

Je me souviens des foulards imbibés de jus de citron. Je me souviens de l’eau réclamée aux spectateurs des balcons et déversée par seaux, pour atténuer l’effet des gaz lacrymogènes.

23

Je me souviens de l’odeur âcre des « lacrimos ».
 

Vinyle mai 68 Jewpop

24

Je me souviens des reporters d’Europe n°1 qui racontaient en direct la nuit des barricades.
Je me souviens des transistors accrochés, par les riverains, aux balcons, qui brayaient en miroir sonore, le récit de ce que nous faisions dans la rue en contre bas.

25

Je me souviens des ombres dansantes sur les murs à la lumière des voitures incendiés.

26

Je me souviens de « CRS-SS » qui me rendit soudain muet, par égard pour mon père survivant.

27

Je me souviens de la chambre de bonne, sous les toits, où une étudiante nous avait ouvert sa porte, refugiés à plusieurs, rue Pierre et Marie Curie, et l’agitation des policiers qui nous poursuivaient dans les escaliers et cherchaient dans les couloirs de l’immeuble.

28

Je me souviens du petit matin hagard après l’ivresse. De la sortie prudente dans la rue. Des barricades désertées, et des voitures renversées, retournées, carbonisées. De la fatigue en alerte, devant les flics positionnés.

29

Je me souviens de la brillance mouillée d’admiration et de soulagement dans le regard de ma « Belle ».

30

Je me souviens du parfum enivrant du Patchouli.

31

Je me souviens du 11 mai, la « Sorbonne Libérée ». Je me souviens des stands des groupes révolutionnaires dans la cour. Je me souviens d’Avant-garde Jeunesse, de la Cause du Peuple, de l’Humanité nouvelle, du Monde libertaire.
Je me souviens des collectes sur les marchés. Dans des drapeaux rouges. Ceux qui donnaient, ceux qui rugissaient.

32

Je me souviens très subjectivement des « timorés » (le PSU), des « psychorigides » (le PCMLF), des « intellos » (l’UJCML), des « brutaux » (la FER), des « bigots » (VO), des « hédonistes » (la JCR), des « puérils » (FA), des « dandys » (l’IS).

33

Je me souviens de la marée humaine du 13 mai. Dix ans après « 58 ».

34

Je me souviens des drapeaux rouges hissés sur les toits de la Gare d’Austerlitz le 14 mai.

35

Je me souviens de la « Répétition Générale ». Du télescopage de la Commune de Paris, des Journées de février 17 à St Pétersbourg, de la révolte spartakiste à Berlin, de L’Espoir de Malraux, de l’Hommage à la Catalogne d’Orwell, de Pour qui sonne le glas d’Hemingway, et de l’Insurrection de Budapest.

36

Je me souviens du Jardin des Plantes et les cerisiers japonais en fleurs.

37

Je me souviens du Journal Action.

36

Je me souviens des drapeaux rouges, des drapeaux noirs, des drapeaux rouges et noirs claquant aux dessus des têtes.

37

Je me souviens des « Katangais », prétendus mercenaires et assurément voyous, qui rôdaient dans la Sorbonne.

38

Je me souviens de « Godard, le plus con des Suisses prochinois ».

39

Je me souviens de la place Painlevé, de la revue Partisans, de son directeur Émile Copfermann, et son expression mélancolique et amusée.

40

Je me souviens de la Librairie Maspéro, et le dilemme : « On vole ou pas des livres chez Lui ?!.. »

41

Je me souviens de Victor Serge. Je me souviens de Panaït Istrati : « Je vois bien les œufs cassés, mais où est donc l’omelette ?.. ».

42

Je me souviens de « Des Dadaïstes ou des Surréalistes, lesquels les plus révolutionnaires ?! Hein ? Qui ?! ».

43

Je me souviens d’Heros-Limite de Gherasim Luca.

44

Je me souviens des filles qui dénonçaient l’oppression des soutiens gorges.
 

Gerard rabinovitch mai 68 Sorbonne Jewpop

45

Je me souviens des rouflaquettes schubertiennes que mes parents nommaient « païes ».

46

Je me souviens de l’occupation du théâtre de l’Odéon.

47

Je me souviens de la « Mutu », rue Saint-Victor.

48

Je me souviens du kiosque, boulevard St Michel, face au Musée Cluny. Et des numéros de l’Internationale Situationniste.

49

Je me souviens de « Lénine ! Staline ! Mao ! », aboyé par les prochinois, nippés.

50

Je me souviens de « Ho, Ho, Ho Chi Minh », « Che, Che, Guevara », scandés et dansés par les JCR sautillants et casqués.

51

Je me souviens du private joke : « les réunions de bureau à la JCR ne se tiennent pas en yiddish, non à cause de « Vergeat » nobliau cévenol yiddishophile, mais à cause de Bensaïd ».

52

Je me souviens du poster du Che, icone christique en uniforme.

53

Je me souviens de LEnragé, l’anagramme de « Général ». Avec Siné, Reiser, Wilhem, Cabu, Wolinski….

54

Je me souviens de « Les murs ont la Parole ».

55

Je me souviens de « La barricade ferme la rue et ouvre la voie ».

56

Je me souviens de « Il est interdit d’interdire ».

57

Je me souviens de « Soyez réaliste, demandez l’impossible ».

58

Je me souviens de « Vivre sans temps mort, jouir sans entrave ».

59

Je me souviens de « Prenez vos désirs pour des réalités ».
Je me souviens de « Le rêve est réalité ».

60

Je me souviens du square où j’allais, sautant par-dessus les grilles, arracher des branches de Lilas fleuris, pour les offrir à ma Belle, après une distribution matinale de tracts devant l’Hôpital Tenon.

61

Je me souviens de l’agaçant « Nous sommes tous des Juifs Allemands ». L’esthétisme de l’oxymore en forme de pensée.

62

Je me souviens du concierge qui, la nuit du 24 mai, m’arracha in extremis à une charge de flics, rue Bernard Palissy. Ancien mutin de la Mer Noire de 1919, il me montra, ému, les billets gardés de l’époque, avec un « Allez-y les Gars » plein d’espoir désespéré.

63

Je me souviens vaguement de Charletty, avec Pierre Mendès France.
Je me souviens encore plus vaguement de Malraux à la tête, avec Debré, de la manif gaulliste sur les Champs Élysées.

64

Je me souviens du « intervenir sur… » une boîte, des trotskystes.

65

Je me souviens du « s’établir dans… » les usines, des prochinois.

66

Je me souviens que Fieschi, le rondouillard corse et Diogène bergsonien, n’a jamais pardonné l’abattage « révolutionnaire » d’arbres sur le Boulevard St Michel.

67

Je ne me souviens de rien de Dany Cohn-Bendit.

68

Je me souviens de « Vive la Liberté sexuelle ». Finalement l’oxymore le plus grotesque de mai 68, comme dira Lacan.

Post scriptum

Je me souviens de « 69, année érotique ». « Ils s’aiment et la traversée durera toute une année »…
 

Gérard Rabinovitch

 
PSU : Parti socialiste unifié
PCMLF : Parti communiste marxiste-léniniste de France
UJCML : Union des Jeunesses communistes marxistes-léninistes
FER : Fédération des étudiants révolutionnaires
VO : Voix Ouvrière
JCR : Jeunesse communiste révolutionnaire
FA : Fédération anarchiste
IS : Internationale situationniste
 

© photos : une : Henri Cartier-Bression / DR / Gérard Rabinovitch / Jewpop / DR

Article publié le 3 mai 2018. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2018 Jewpop

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