Georges Yoram Federmann est probablement le psychiatre le plus iconoclaste de sa génération. Dans Le Divan du Monde, documentaire de Sven de Pauw, sorti en 2015, il brise un tabou en laissant filmer ses consultations, drôles et émouvantes, “sans rendez-vous ni posologie”, dont il prépare déjà une suite, Comme elle vient, dont la sortie est prévue en 2018.
Il est aussi le défenseur infatigable de la mémoire des 86 juifs gazés dans le camp de concentration du Struthof-Natzwiller, sur le sol français, qui devaient rejoindre le « musée de la race » figurant des squelettes juifs, du sinistre professeur August Hirt, dirigeant de l’Université de Strasbourg pendant la Seconde guerre mondiale.
Jewpop : Pouvez vous nous parler de votre enfance à Casablanca ?
Georges Federmann : Ce qui m’a sans doute le plus frappé, c’est le profil psycho-affectif de ma mère, qui est morte en 2009. C’était une femme d’une énorme générosité avec un cœur et une maison ouverts aux quatre vents, mais avec une perception de la réalité sociale fondée sur la conviction qu’il existait une hiérarchie de la valeur et de la condition de la vie humaine. Ma mère était issue d’une famille juive du Maroc, convaincue que les Français étaient une classe et une « race » supérieures, inaccessibles, avec lesquels il était impossible de se « mélanger », sauf à une exception, au moment de la présence américaine au Maroc. À ce moment là, il eut été presque possible de transgresser la loi dogmatique du respect absolu de « l’endogamie » de la communauté juive locale, en se mariant avec un américain (même non-juif) au prix, toutefois, de quitter le Maroc et la famille pour traverser l’ Atlantique. Une sorte d’exil doré sans retour.
Les « Juifs » étaient la catégorie arrivant immédiatement après les « Français » ; en dessous encore, il y avait les « Arabes », qui étaient employés à des fonctions de femmes de ménage ou d’hommes de mains et auxquels il était interdit de se « mélanger ». Et tout en bas de l’échelle, il y avait les « Noirs », qui étaient véritablement perçus comme une catégorie infra humaine, à tel point que les mendiants Gnaouas qui jouaient dans la rue, à qui on jetait quelques pièces, étaient stigmatisés sans qu’on perçoive la force de leur tradition séculaire. J’entends encore aujourd’hui le rythme lancinant des qarqabu…
Il me vient un autre souvenir du Maroc au moment où pour la première fois après mes 50 ans j’y suis retourné, en 2004 ; à Zagora dans le Sud. J’ai été bouleversé par le fait que dans un village retiré fait de maisons en terre, les villageois avaient conservé le site de la synagogue, aménagé, et que les vieux étaient capables de reprendre les mélopées des chants du shabbat, qu’ils avaient gardées intacts dans leur esprit et à l’oreille. Ils attendaient le retour des Juifs.
J : Quel souvenir gardez vous de votre arrivée en Alsace ?
GF : C’est en percevant le renoncement à sa part culturelle allemande que j’ai saisi une partie du drame de l’Alsace, qui aurait pu constituer une telle (double) richesse, si la partie culturelle allemande avait été reconnue et cultivée par la France. Je vous renvoie au livre de Selma Stern, Yossel de Rosheim , écrit en 1958 et traduit 50 ans plus tard par Freddy Raphael, qui nous montre le parcours extraordinaire de Yossel, défenseur des Juifs à l’époque de Charles Quint et de François 1er. Il nous apprend que la culture juive en Alsace est avant tout allemande et qu’en déniant ce fait, on renonce à au moins 4 siècles de culture qui pourraient nourrir notre volonté et notre devoir de devenir européen aujourd’hui.
On ne peut pas non plus comprendre l’Alsace, si l’on n’a pas intégré le drame des incorporés de force. Mais l’Alsace, c’est aussi le Cercle Menachem Taffel, la résistance d’Adélaïde Hautval et c’est le légalisme du maire Peter Scharber, en 1349, qui tenta, en vain de sauver les Juifs de Strasbourg du bûcher.
J : Comment êtes-vous arrivé à la traumatologie, puis à la psychanalyse ?
GF : Concernant ma « conversion » à la psychiatrie et à la psychanalyse, je dis toujours que « je suis né juif, et me suis converti à l’exercice de la médecine ». Elle a été motivée par la prise de conscience de l’existence d’expérimentations médicales nazies sur le sol alsacien en 1943 et 1944. Expérimentations qui ont toujours été déniées par l’ensemble des professeurs de la faculté de médecine de Strasbourg. Comme si elles n’avaient pas existé. Comme si elles étaient anachroniques. Comme si les médecins allemands ayant adhéré au nazisme n’avaient été que des « fous et des criminels », alors qu’ils faisaient partie de la corporation ayant donné les meilleurs médecins du monde (occidental). Tous mes enseignants, à Strasbourg, ont toujours laissé entendre que l’adhésion des médecins allemands au nazisme a été criminelle et accidentelle, alors que mes recherches m’ont poussé à reconnaître qu’elle était structurelle.
C’est en prenant conscience que le mal pouvait être en nous que j’ai essayé de m’identifier aussi à mes « collègues allemands ayant adhéré au nazisme », pour essayer de comprendre comment, dans une situation cruciale, comme celle de l’accueil des « damnés de la mer » (1) aujourd’hui, le médecin pouvait prendre le parti du pouvoir et du fort contre ses patients les plus fragiles.
J : Que pensez vous de l’analyse de Hans Joachim Lang et Emmanuel Heyd, qui confirment votre analyse sur le profil psychologique d’August Hirt.
GF : Je me suis reconnu dans le témoignages des mes amis E. Heyd et H-J. Lang, mais mes constats sont plus radicaux. La matrice idéologique qui a permis aux médecins allemands d’adhérer, sans hésitation, au nazisme à partir de 1933, n’a pas été extirpée. Les médecins ont constitué la profession qui a le plus adhéré aux structures nazies, sans y être obligés. À part ceux qui ont été jugés à Nuremberg, tous les autres ont été « recyclés » et ont exercé et enseigné jusque dans les années 70/75 , pour moi , «comme des nazis ». Je considère que le terme « ancien nazi » est inapproprié . Qui, parmi eux, a regretté ou demandé pardon ? À ma modeste connaissance, aucun.
Et les réticences principales aux combats du Cercle Menachem Taffel (depuis 92) ont été celles de la communauté médicale locale, ainsi que de la communauté juive, très frileuse de 1992 à 2005. Ces réticences persistent d’ailleurs malgré « l’angélisme » de H. Joachim concernant la commission mise sur pied par la faculté en 2016, à laquelle le Cercle Taffel n’a pas (encore) été associé, alors que c’est lui qui a offert la primeur des découvertes de Lang à Strasbourg, en 2003 (les révélations pour Toledano et Heyd), à un moment où il était encore un obscur journaliste, inconnu dans le domaine historique. Sans notre « courage , à l’époque, l’histoire des « noms des 86 » serait restée une histoire allemande. Nous avons fait confiance à Lang, mais qui nous garantissait la qualité de ses recherches ?
Là où mes amis sont « détachés » de la réalité d’aujourd’hui, c’est que cette histoire se rejoue tout le temps dans le domaine médical et que, selon moi, Auschwitz ne nous a rien appris. Et je m’en tape la tête contre les murs tous les jours quand j’accueille dans mon cabinet les « damnés de la mer », sans rendez-vous, en essuyant le mépris ou le dédain de nombre de mes confrères locaux, qui estiment que je déprécie (et trahis) l’esprit de l’exercice de la psychiatrie classique, en m’inscrivant comme juriste ou assistant social pour essayer, en priorité, de fournir des papiers aux clandestins, via la psychiatrie. Ce ne serait pas assez noble et déprécierait le classicisme de l’exercice de cette science.
Entretien réalisé par Alexandre Gilbert
(1) Notre Mer
Notre Mer qui es si bleue
Que ton Nom soit partagé
Que ton horizon me fasse renaitre
Que ta volonté et ta miséricorde m’ acceptent
Offre-nous aujourd’hui notre Triton de ce jour
Comme une trompette de la renommée
Et non plus comme un cercueil
Pardonne-nous nos défaites et nos deuils
Comme nous pardonnerons à nos bourreaux
Et ne nous soumets pas aux quotas
Mais délivre l’ Europe de ses peurs et de ses carcans
Georges Yoram Federmann, Strasbourg, 20 mai 2015
© photos : Portrait de Georges Yoram Federmann par Claude Truong-Ngoc (février 2015) / DR
Photo de la Reichuniversität de Strasbourg (1941) / DR
La galerie Flickr de Claude Truong-Ngoc
Article publié le 23 octobre 2017. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2017 Jewpop