Somnambules et Terminators, de Gérard Rabinovitch

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Alors que l’on vient de commémorer les attentats du 13 novembre 2015, le philosophe et sociologue Gérard Rabinovitch, dans son nouvel et passionnant essai « Somnambules et Terminators » (Editions Le Bord de l’eau), aborde avec acuité cette « troisième vague génocidaire » que représente le djihadisme, après la Shoah et le génocide des Tutsis. Pour l’auteur, notre société se trouve démunie devant ces « zombies », ainsi qu’il qualifie justement les adolescents et jeunes adultes sans humanité ni conscience montant à l’assaut d’un Occident en plein déni de réalité. Des « Terminators », asservis  – mais paradoxalement totalement installés dans les modernités contemporaines de communication – désireux d’en finir avec un « monde libre » devenu somnambule. Dans un entretien pour le magazine L’Arche, Gérard Rabinovitch évoque la montée des périls, la destructivité, et le conflit à l’intérieur des civilisations.
 

Le pacte avec la barbarie

Entretien réalisé par  Noémie Halioua

 
L’Arche : Le titre de votre nouvel ouvrage « Somnambules et Terminators » a de quoi intriguer. Quelle réalité vise-t-il ?
Gérard Rabinovitch : C’est évidemment un adossement à la trilogie « Les Somnambules » de l’écrivain, juif allemand, Herman Broch, qui consigna et identifia bien en amont, sous le règne de Guillaume II, les prémisses d’une crise morale, identitaire, d’un délabrement des valeurs ; une ambiance délétère dans laquelle le nazisme fit plus tard son nid. Une œuvre prémonitoire qui explorait loin en arrière, les semences toxiques de ce qui se profilait des désastres imminents à venir. C’est aussi une façon imagée de pointer le mélange d’empêchement de penser, d’aveuglement, d’indolence, d’indigence et d’ignorance « volontaire » qui paralyse la compréhension lucide de ce qui se trame aujourd’hui et s’annonce, si l’ensemble collectif la « Cité commune » ne réagit pas. Et ne se dégage pas de ses routines de savoir et de nomination, de ses grilles de lectures obsolètes qui n’attrapent plus rien de la réalité.
Quant à « Terminators », c’est bien sûr une allusion aux films de James Cameron, le fil de plausibilité d’une disparition de l’Espèce humaine par auto et hétéro destructivité qui les sous-tend ; et une allusion aux paradoxes temporels qui font s’entrecroiser et s’entrelacer fictivement des temps différents. Dans notre réalité d’époque, je vise par cette allusion la coexistence et l’entrelacement aujourd’hui d’une modernité technique aux potentialités incommensurables avec des immobilités psychiques archaïques, et leurs mauvais effets. C’est aussi une allusion au Totalitarisme dont un des paradigmes est la fin de l’Histoire, de viser l’achèvement, la fermeture, d’en « terminer » avec toute forme d’incertitude ; et la clôture du devenir humain. Une des caractéristiques, il me semble, du paradigme totalitaire réside dans l’écrasement en fusion de l’origine des temps et de la fin des temps.
 
Selon vous la « Destruction » qui caractérise le djihad contemporain a traversé l’histoire sous différentes formes, dont le nazisme. Vous évoquez le « djihadisme ou le daeshisme » comme un « nom générique ». Qu’est ce qui singularise Daesh par rapport aux autres barbaries dans l’histoire ?
GR : Je viens d’évoquer la « non – contemporanéité » des éléments constituant chaque époque ou chaque événement. L’Idéologie du Progrès, comme idéal, fait croire à un développement simultané des techniques, de la culture, et de la morale, de l’organisation politique des hommes. Or ce dont témoigne l’histoire des temps modernes c’est qu’il n’en est rien. Le progrès de l’humain dans l’homme et le progrès des techniques, des technologies, des techno-sciences, ne marchent pas d’un même pas. Théodor Adorno notait qu’ « aucune histoire universelle ne conduit du sauvage à l’humanité civilisée », mais qu’il y en avait probablement une « qui conduit de la fronde à la bombe atomique ».
Sigmund Freud, de son côté, avait pointé avec l’arrivée des nazis au pouvoir : « Nous trouvons avec étonnement que le progrès a conclu un pacte avec la barbarie ». La réalité démontre la réciprocité et l’interchangeabilité des termes freudiens. La Barbarie n’a aucune difficulté à passer des « pactes » avec les progrès technologiques et les techno-sciences. L’extermination de masse nazie constitua un premier moment pour l’infiltration et l’inscription de la destructivité archaïque dans les paramètres et instruments de la modernité qu’elle a capturés. Le génocide au Rwanda en a constitué un second moment, franchissant de nouveaux seuils avec le rôle crucial de la radio, qui en a fait un génocide broadcasting. Sous ses apparences « agraires », les modes opératoires du génocide au Rwanda furent concordants à l’esprit de la modernité post-industrielle contemporaine. Il ne dérogeait pas, avec quelques années d’avance, à la « communication d’influence » et aux « opinions virales » de l’ère des e-fluentials. Le djihadisme contemporain pourrait être constitué d’un troisième moment, une « troisième vague » de destructivité de masse.
Si le nazisme avait fait son nid dans les nouages sémantiques scientistes du XIXe siècle, et l’affermage des dispositifs techniques et bureaucratiques à ses fins criminelles ; si le Hutu Power avait fait de la radio « conversationnelle » appuyée sur la distribution à très grande échelle de petits récepteurs radios par centaines de milliers, son état-major génocidaire ; le djihadisme innove dans le registre des mutations et tournants de notre époque. Il jette ses filets en réseau Internet et ramasse dans ses mailles kaléidoscopiques tous ceux qui, dans leurs diversités, peuvent être attrapés, et ses responsables « médias » sont honorés comme des émirs au même rang que leurs équivalents militaires. Ils dirigent des centaines de cinéastes, producteurs et éditeurs formant une classe privilégiée dans l’État islamique par exemple. Le djhadisme a pris note du tournant icônique de notre époque, et a fait son propre nid dans la scopigraphie et la cinématurgie du XXe siècle. Il produit des « Actes d’images», susceptibles d’influencer les manières de penser, d’agir, de ressentir, qui se constituent à partir de la force de l’image et de l’interaction avec celui qui regarde. Et il navigue sur la déferlante pléthorique des productions d’images. Industrielles ou produites par les divers moyens individualisés de capture d’images (téléphones mobiles, caméras Gopro, drones), et leur diffusion en réseau.
 

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Vous pointez le fait que Daesh recrute dans des milieux divers, pas seulement des jeunes issus de l’immigration, mais aussi d’autres catégories de population, et d’origines diverses. Y voyez-vous la preuve que notre époque souffre d’un manque de spiritualité, et que c’est dans ce désert de valeurs que prospère l’idéologie islamiste ?
GR : Le djihadisme, Daesh, aussi bien Al Qaïda, en effet recrutent dans des milieux très divers. La grille de lecture socio-économique n’est plus valide pour en rendre raison. Ce sont principalement des adolescents qui tombent dans ses filets. L’adolescence est une « zone sensible » de remaniements psychiques et d’insécurités identitaires, propice aux « passages à l’acte », muets, silencieux, sans paroles, et aux violences éruptives. De « zone sensible » l’adolescence est devenue une « zone de vulnérabilité » pour les recruteurs djihadistes. Sans profils univoques assignables, proies de leurs propres pulsions archaïques, sans le recours des « enveloppes psychiques » fournies par le travail civilisationnel et ses montages de nos régions culturelles en déshérence, ces adolescents sont pour une part, les symptômes d’un monde qui n’a plus d’attrait, mais duquel ils ont intégré tous les paramètres d’une permissivité morbide qui a depuis longtemps rompu avec les montages psychiques, cognitifs, et éthiques maturants. Une impasse des promesses des Lumières se fait jour. La Raison s’est dégradée en « raison instrumentale », la démocratie en « société de masse », et le sujet humain en « chose » jetable. Ce qui, à la mesure de ces effondrements, prend le caractère d’une Crise spirituelle selon l’expression de Karl Jaspers, qu’il distinguait dans la période qui précéda l’installation du nazisme.
 
Si vous deviez prodiguer des solutions pour assécher cette « potentialité archaïque humaine à la destruction mortifère » quelles pourraient-elles être ?
GR : Je ne suis ni devin, ni prophète imprécateur. Un conflit de civilisation a pris forme aujourd’hui à travers le monde, non pas entre les civilisations, mais internes à chacune d’entre elles. Entre « civilisation de vie » et « civilisation de mort ». Entre éthique de vie et jouissance de mort. Le travail de police, de renseignement et militaire, s’impose dans l’urgence du moment. Il sera vain s’il n’est pas adossé à un « réarmement spirituel », celui perdu de la modernité qui noue ensemble Raison, Liberté, Éthique. Il n’a de sens qu’appuyé à l’injonction deutéronomique du chapitre 30 : « Vois je te propose en ce jour, d’un côté la vie avec le bien, de l’autre la mort avec le mal » (30.15), « J’ai placé devant toi la vie et la mort, le bonheur et la calamité ; choisis la vie ! ».
 
Gérard Rabinovitch« Somnambules et Terminators » Editions Le Bord de l’eau, 2016 (commander sur le site de la Fnac, 8€)

 
Article paru dans l’Arche (nouvelle formule trimestrielle) du mois d’octobre 2016,  publié avec l’aimable autorisation de son auteur.
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© photos : DR
Article publié le 18 novembre 2016. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2016 L’Arche / Jewpop

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