Qui n’a jamais envisagé de se constituer une jolie collection de Renoir, Matisse, Monet, Coro ? De se faire offrir quelques petits bijoux de grand maître ? Mieux, de se l’offrir, car nulle n’est mieux servie que par soi-même ; notamment lorsqu’il s’agit de distinguer élégance rétro, modernisme, kitsch et cheap.
Comment, direz-vous, Monet serait-il kitsch ou Coro cheap, et pourquoi les femmes auraient-elles seules le discernement nécessaire ? Sur le premier point, le dernier patronyme cité vous aura bien mis la puce, à défaut de la boucle, à l’oreille. La moindre lettre devrait compter, même pour les non-kabbalistes, pour les non-lecteurs de Perec, même pour qui dédaigne l’écriture inclusive ou n’est pas allergique aux fautes d’orthographe (phobie innomée en français, ce qui semble incompréhensible). Or Camille avait pour patronyme Corot. Il portait sa croix, si l’on veut.
J’ai été marquée par le visage d’une amie alors que durant la brit-milah de son fils, une parente âgée s’interrogeait sur l’orthographe des noms propres : « Eliott, il a qu’une aile mais il a deux croix, c’est sûr ? » Sans les leçons d’Ingmar Bergman, j’y aurais vu l’un des sceaux de l’apocalypse. Dans le même ordre d’idées, je ne peux qu’évoquer mon premier flirt américain. Sans doute songe-t-il encore à ce qu’aurait pu être sa vie si son aïeul, sur Ellis Island, avait obtenu une infime modification de la modification de son patronyme. Un « p » à la place d’un « g ». Mr. Superman.
Sur le second point, celui du discernement : non les femmes n’en ont pas le monopole, loin de là ; mais en dépit de la mode minimaliste en matière de bijoux (qui explique le « loin de là), elles représentent plus de la moitié des personnes susceptibles à vue d’œil de s’intéresser à mon sujet. Les autres sont surtout des historiens, antiquaires et brocanteurs, ou des créateurs… car Renoir, Matisse, Monet et Coro sont également, outre-atlantique, des noms de marques de bijoux « fantaisie » des plus célèbres dans les années 50 à 70, et plus. Notez que les Américains parlent de « costume jewelry », terme rebelle à la traduction et moins dépréciateur que « bijoux fantaisie ». L’expression américaine convient mieux au bijou-accessoire, celui qui permet de se jouer Cléopâtre ou Hellène, Mary Shelley ou Scarlett o’Hara, garçonne des années 20 ou Elizabeth II, Liz Taylor ou Veruschka.
Corot sans le t, ce ne serait pas un peu juif ?
Si. Coro, Inc., fut l’une des marques les plus importantes et prolifiques de « bijoux fantaisie » des États-Unis, voire du monde. Elle a été créée en 1943, par contraction des patronymes d’Emanuel Cohn et Carl Rosenberger.
Les deux hommes avaient ouvert en 1901 une boutique d’accessoires à Broadway (New York City). MM. Cohn & Rosenberger avaient des idées assez précises de ce qu’ils voulaient vendre, mais ne dessinaient pas. Ils engagèrent donc des designers professionnels. Cohn mourut en 1910, mais le nom demeura Cohn & Rosenberger. La société ouvrit une usine à Providence, Rhode Island, en 1911. Ce fut longtemps une société familiale. À la mort d’Emanuel Cohn, en 1957, son fils Gerald lui succéda. Il mourut à son tour 10 ans plus tard. La famille Cohn vendit en 1969 51% des parts à Richton, Intl. Corp. Les entreprises Coro (Corocraft, Coro Duette, Vendôme…) firent toutes faillite en 79, à l’exception de l’entreprise canadienne qui subsista jusqu’en 1992.
De Camille Corot à Coro, Inc., le risque de confusion était encore limité. Mais un certain nombre de natifs de NYC, ou plus précisément de Brooklyn, dotés du célèbre accent qui a contribué au succès de Jerry Lewis, Jerry Seinfeld, Woody Allen, Mel Brooks, Larry David… ont allègrement puisé dans notre stock de patronymes d’artistes français chéris des collectionneurs américains, pour nommer leurs marques. Quelques exemples, pour vérifier qu’il y a plus convergence que coïncidence.
Le sympathique Jerry Fels
Jerry Fels est né à Brooklyn en 1917, et décédé après 90 ans d’intense activité créative et au-delà (il a réalisé son dernier « hole in one » au golf lors de son ultime anniversaire). Ses parents, Leah et Harry Felsenstein, l’ont encouragé dans son choix d’une formation artistique. Il allait copier les grands maîtres au musée de BrooklN, et a suivi un cursus académique classique en peinture, sculpture et design. Après des débuts professionnels pour un grand magasin new-yorkais, il s’engagea dans l’armée de l’air durant la Seconde guerre mondiale et combattit en tant que pilote de B-17. La guerre terminée, il s’installa en Californie, avec le dynamisme d’un nettoyeur bénévole de plage girondine en novembre 2019. Il se passionne pour le mouvement Arts & Crafts américain, qui s’impose comme le nouveau style californien, et rencontre Nat Zausner et Kurt Freiler. La compagnie « Renoir of California » est fondée en 1946 à Los Angeles.
Le nom fait écho à celui de Joseff of Holywood (Eugène Joseff), grand producteur de bijoux spectaculaires pour actrices, sur plateaux (Marlene Dietrich dans Shanghai Express, Greta Garbo dans Camille, Vivien Leigh dans Autant en emporte le vent, etc.) et hors plateaux (Lana Turner…). L’écho avec les tableaux d’Auguste ou les films de Pierre est un peu plus lointain.
“Renoir of California” se spécialisait dans les bijoux de cuivre de formes géométriques abstraites, végétales ou symboliques – clé de sol, palette de peintre… Le cuivre était un choix populaire dans le mouvement Arts & Crafts début XXe siècle : malléable, chaud et presque sensuel par ses reflets, vieillissant mieux que d’autres métaux non précieux. Un ami chimiste de Fels aurait fourni un mélange susceptible de limiter la corrosion. Rares étaient les créateurs sur cuivre : en dehors de Renoir/Fels, on ne remarque guère que Francisco Rebajes, originaire quant à lui de république dominicaine, via Greenwich Village, et davantage adepte des motifs figuratifs.
Jerry Fels et ses proches ont également fondé une marque de bijoux de cuivre émaillé en 1952, sous le nom de Matisse Ltd. Pour lancer une gamme de bijoux en argent, ils choisissent le nom de « Sauteur », éventuellement en hommage au peintre québécois Claude Le Sauteur (supposition personnelle par défaut). Dans tous les cas, c’était une réussite artistique : multiplicité de gammes mais style toujours reconnaissable, élégance… Selon le fils de Kurt Freiler, le style Jackie Kennedy et la prolifération d’imitateurs sont à l’origine de la chute des ventes qui a entraîné la fermeture des entreprises.
Et Monet ?
Loin de notre Claude de Giverny, il s’agit d’une entreprise par les frères Michael and Joseph Chernow, immigrants juifs d’origine russe, à New-York. Ils commencèrent à produire des monogrammes, d’abord dans le domaine automobile, puis pour des sacs à main, sous le nom de marque ‘Monocraft’. La grande dépression nécessita une évidente adaptabilité. Ils s’essayèrent aux monogrammes en bijouterie, et forts d’un certain succès, ouvrirent une usine à Providence et recrutèrent un designer professionnel ayant fait ses classes en haute bijouterie chez Cartier. Leur entreprise est l’une de celles qui ont duré le plus longtemps, malgré de multiples rachats fin XXe.
Mais… Ne généralisons pas. Les Italiens aimaient également les peintres : Botticelli aurait été une marque de Tortollani. D’autres créateurs de « bijoux de costume » américains n’ont pas caché leur nom – les Myriam Haskell, David Lisner, Anne Klein, Edgar Berebi, Gale Rothstein, Urie Mandle, Nettie Rosenstein… Enfin, certains ont choisi des sigles, comme BSK (Benny Steinberg, Hy Slovitt, Abraham Kaslo), ou des noms sans rapport, comme Accessocraft (Edgar Rodelheimer et Theodore Steinman), Ben Amun (Isaac Manewitz), Les Bernard (Bernard Shapiro et Lester Joy), Deja/Reja (Sol Finkelstein), Original by Robert (Robert Levy), Sandor (Sandor Goldberger), Judith Jack (Rosenberg), Lustern (Louis Stern), Richelieu (Joseph H. Meyer et frères), Fashioncraft (Robert Levy, David Jaffe, Irving Landsman), Cadoro (Steven Brody et Daniel Stoenescu)…
Un petit air de Sentier sur les étiquettes, qu’on ne trouvait pas dans les vitrines luxe des grands magasins français. Pourtant, ils vendaient aussi, comme Chanel ou YSL, à des stars et aristocrates. Ils ont aussi souvent commis des horreurs (sapins de noël, bichons, pandas…), en quantité industrielle et à oublier fissa. Mais ils mériteraient des études biographiques ou une série de romans. Et leur relation à l’ancien monde, quel sujet. S’inventer, c’est la liberté, mais que faire du passé ? Les anglosaxons sont en pointe aujourd’hui dans le jugement rétrospectif et la condamnation rétroactive de l’Histoire. Elle doit être fausse pour être aimable, comme les bijoux de Claudette Colbert dans Cléopâtre. En décembre 2017, une broche à tête de maure (blackamoor) a causé bien du souci à une duchesse Michael de Kent face à Megan Markle. Seule explication rationnelle, la princesse Michael aurait dû porter du toc.
Séverine Benzimra
© photos : DR
Article publié le 3 décembre 2019, tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2019 Jewpop
J apprécie la qualité de recherche de cet article. À propos qui se cache derrière la marque de bijoux fantaisie « Balabooste »?