Woody Allen klutz
/

Tout ce qui est juif est maladroit

10 minutes de lecture

 
 

De Moïse – dont on sait avec quasi certitude qu’il se prenait régulièrement les pieds dans sa houltza – à mon frère, qui pas plus tard qu’il y a deux semaines s’est cassé la main en arrangeant les coussins de son canapé, tout ce qui est juif est maladroit, c’est bien connu.

 

Dans ma famille, ça a officiellement commencé avec mon père. Je le soupçonne d’avoir lancé le mouvement pour agacer le sien, de père, que les gens maladroits irritaient profondément. Un banal truc œdipien en somme, sauf qu’au lieu de lui dire « pan t’es mort ! Je vais me marier avec maman », il a préféré la guerre mentale, l’usure psychique. Mon grand-père ne comprenant même pas comment on pouvait être maladroit, mon père s’est attaché à le lui expliquer en détail.

 
Mon père devrait carrément avoir sa photo dans un dictionnaire français-yiddish, devant la définition de schlemiel ET celle de schlemazel. C’est d’ailleurs lui qui m’a donné le meilleur exemple pour illustrer ces deux concepts inséparables mais qui décrivent avec nuance deux aspects subtilement différents de la vie des juifs :
1/ Les emmerdes, ça arrive.
2/D’accord, mais pourquoi toujours à moi ?
 

Définition : « Quand le schlemiel arrose son balcon et fait tomber un pot de fleurs, le schlemazel qui passe dans la rue le reçoit sur la tête ». Le schlemiel est maladroit, nigaud, pataud (sa mère préférera dire de lui qu’il est rêveur, sensible, ou psychiatre/psychanalyste) quand le schlemazel joue chroniquement de malchance parce qu’il n’est pas né sous la bonne étoile, entre autres parce qu’elle lui vient de David.

 

Mon père, ce bienheureux, cumule les mandats. Je dis ça avec beaucoup de tendresse après des années d’émerveillement nourri par tant de surréalisme au quotidien. C’est le type qui coupe son rôti en tranches très fines avec un couteau électrique flambant neuf, et qui n’oublie pas le fil du couteau au passage, provoquant ainsi un black-out dans tout l’immeuble (schlemiel). C’est aussi lui qui se retrouve à visiter une centrale nucléaire et donc à passer au vestiaire pour se changer en compagnie de son patron, LE jour où il a emprunté une de ses culottes à ma mère parce qu’il n’avait plus de caleçons propres (schlemazel). C’est lui encore qui part au boulot avec le sac poubelle de la maison dans une main et sa mallette dans l’autre et qui, une fois arrivé devant la poubelle de l’immeuble se gourre inévitablement. Je ne m’étendrai pas sur la façon dont il fait la vaisselle, vous avez cerné le personnage.

Woody Allen klutz

 

On le sait bien, les juifs ne sont pas sportifs, pas manuels, pas doués. Le truc auquel ils excellent et qui n’est plus à prouver, c’est la ré-fle-xion. Ça ne mange pas de pain, la réflexion. Ça ne demande aucun outillage, aucun accessoire. Une chaise ou un divan, à la rigueur. Dans ma famille, c’est pire encore, « Tout ce qui est juif est maladroit » est devenu une devise identitaire, du genre de celles qui justement font réfléchir. Certains ont À coeur vaillant, rien d’impossible, ce qui non seulement a de la gueule, mais aide aussi à se projeter dans un avenir où on bricole sans risquer sa vie à chaque ouverture de tiroir. Un slogan qui fait qu’on (se) construit. Chez nous, au contraire, nous avons cette espèce de malédiction, de constat résigné, de frein total à l’espoir d’améliorer un jour notre condition. Si un jour j’arrive à me laver les dents sans me mettre une seule fois la brosse à dents dans l’oeil, je perdrais instantanément toute légitimité à faire valoir mon droit au retour. Bonjour le conflit de loyauté !

 

Pour être une bonne juive, je dois accepter de me faire entre 10 et 30 bleus par semaine. Comme si mon peuple n’avait pas assez souffert comme ça. Si mon frère, ma soeur, mon père et moi voulons continuer à bénéficier des 10% de ristourne que nous fait le coiffeur parce que « à l’origine, nous venons tous du même shtetl »,  il nous faudra, et sans geindre, embrasser notre destinée, et la femme du barbier, qui a de la moustache.

 

Mais comme nous ne pouvons pas renoncer à cette partie de nous, quand bien même nous le voudrions, mon frère continuera probablement à se casser la gueule dans les escaliers à la sortie d’un entretien dans un grand cabinet d’avocats, sous les yeux ébahis des grands avocats en question. Ma soeur trouvera sans doute de nouvelles façons créatives de se casser le nez, la première l’avait projetée face contre un mur après un emmêlage de pinceaux à la corde à sauter, et la deuxième l’avait plongée au coeur d’une galipette un peu trop enthousiaste, emportant son genou jusqu’à son tarin. Dans ma courte vie, je suis tombée d’un télésiège, j’ai explosé une dizaine de bouteilles d’huile sur le carrelage, je me suis fracturé chaque orteil au moins une fois, et même mes enfants semblent avoir hérité de mon don pour les chutes sur les dents. Nombreux et désolés sont les témoins de cette poisse congénitale, héritée des pères fondateurs du judaïsme.

 

Acceptons notre sort, nous ne pourrons jamais échapper à ce destin : oui, nous sommes capables de nous couper avec une éponge. Et de nous trucider le coude à répétition sur toutes les surfaces possibles : interrupteur, clef sur serrure, patère murale, enfant de dix-onze ans. Ah, le fameux coup du « petit juif », qui s’appelle comme ça parce que c’est toujours sur lui qu’on tape ! D’aucuns nous accuseraient hâtivement d’antisémitisme tant nos coudes sont persécutés.  À la maison, deux énormes boîtes de premiers secours. Pas de déplacements sans pansements et gel hydroalcoolique, en Europe du Nord, tout du moins. Si nous devons nous rapprocher de contrées plus hostiles, la trousse de pharmacie passe au format sac à dos. On aurait de quoi procéder à une opération à coeur ouvert en conditions optimales d’aseptie, si on voulait, et si on nous laissait faire, bien sûr.

 

Un vieux proverbe yiddish déconseille fortement d’habiter une ville où il n’y a pas de médecins. Personnellement, j’ai fait le choix de naître au sein d’une famille dans laquelle il y en a trois par générations. Trois, c’est le minimum. Il faut bien qu’il en reste un au cas où le premier tomberait malade et le deuxième se casserait une jambe.

 

Noémi Garfinkel

 
 

PS : « Au commencement, il y eut les 15 Commandements ».

Moïse klutz

© photos : DR / design logo Noémi Garfinkel

Article publié le 15 mai 2013. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2018 Jewpop

8 Comments

  1. Ca déchire ! « Ah, le fameux coup du « petit juif », qui s’appelle comme ça parce que
    c’est toujours sur lui qu’on tape ! D’aucuns nous accuseraient
    hâtivement d’antisémitisme tant nos coudes sont persécutés », énorme 😉

  2. la bouteille d’huile … ou le pot de miel explosé au sol au moment du petit-dej… ca m est arrivé et c est toujours un plaisir! 😉

  3. Recevoir casserole remplie de soupe au potiron sur la tête, faire sauter les plombs de tout un étage à l’école à cause d’un mauvaise manip avec des files électriques, se balancer au dessus du lave-vaisselle et se planter un couteau dans le pied… j’en oublie sûrement. Tout s’éclaire pour moi maintenant. Merci Noémi ! 🙂

  4. « Quand le schlemiel arrose son balcon et fait tomber un pot de fleurs, le schlemazel qui passe dans la rue le reçoit sur la tête »
    ahahaha excellent !!;)))

  5. Mon père vient de se couper le doigt avec une tranche de pain…. je venais de finir l’article. Je pleure de rire. Merci pour cet article.

Répondre à Anna Annuler la réponse

Your email address will not be published.

S'abonner à la jewsletter

Jewpop a besoin de vous !

Les mendiants de l'humour

#FaisPasTonJuif