Alors que certains chefs israéliens affirment que le bacon produit localement à partir d’agneau n’est en rien comparable à l’original, d’autres estiment qu’il s’agit d’une alternative crédible pour les consommateurs juifs religieux. Bacon or not bacon, that is the question.
Ça a l’odeur du bacon, ça ressemble à du bacon, c’est salé comme du bacon et vendu comme du bacon, mais ce n’est pas du bacon. Alors qu’est-ce que c’est ? Tout dépend à qui vous posez la question.
“Le bacon casher, c’est notre produit phare, mais le porc reste tabou !”
“Des gens sont choqués qu’une telle chose puisse exister. Tout ça a démarré dans quelques restaurants israéliens haut de gamme, comme une niche, mais il y a eu ensuite une réelle demande venant de consommateurs religieux et traditionalistes, qui a abouti à la création de ce « bacon casher » vendu au grand public. Aujourd’hui, c’est notre produit phare” explique Ori Marmorstein, l’un des propriétaires de la charcuterie tel-avivienne Hook De Luxe, où ce nouvel ingrédient culinaire est élaboré depuis 2 ans, à base de viande d’agneau. “Ici, les gens n’ont aucun problème pour manger des crevettes, ils mélangent lait et viande… Mais le porc reste tabou ! » poursuit Marmorstein. Il a raison. En 1962, quand fut promulguée la « loi sur le porc » prohibant l’élevage et l’abattage de cochons en Israël, la majorité des Israéliens n’y virent aucune objection. Même Ben Gourion, alors Premier ministre, qui avouait en manger et trouvait ce projet de loi « absurde », le supporta pour ménager les partis religieux. Ce tabou sur la consommation de porc en Israël résulte sans aucun doute des origines de l’Histoire juive, alors que le cochon fut considéré comme un animal impur. Ce qui explique aussi sans doute pourquoi, aujourd’hui, tant d’israéliens laïcs ne mangent toujours pas de porc.
Bacon d’agneau Hook (crédit photo : Tomer Applebaum)
Alors que le bacon est traditionnellement issu de la partie de l’animal où s’arrêtent ses côtes, chez Hook, le « bacon casher » est produit à partir d’une petite partie de l’abdomen de l’agneau, découpée en bandes parallèles. “La demande est bien plus importante que ce que nous pouvons produire !” souligne Marmorstein. “Bien sûr, les juifs orthodoxes n’achètent pas ce produit, mais les traditionalistes, ou encore ceux qui mangent casher chez eux et se rendent aussi dans des restaurants non-casher, en sont friands” ajoutant que “le bacon combine saveurs salées et grasses et consistance croustillante, c’est ce que nos clients recherchent. Le goût du « bacon casher » n’est pas le même, mais il a la même fonction que l’original. Beaucoup ne voient aucune différence entre bacon et bacon casher !”
Cheeseburger au bacon casher du restaurant Hudson (crédit photo : Tomer Applebaum)
“Tout le monde en profite”
Pourtant certains sont bien conscients des différences entre les deux. Pour Meir Bulka, critique gastronomique religieux, “Il n’y a rien de comparable au bacon casher. L’apparence peut tromper, mais ce n’est pas du lard, c’est de l’agneau, et ça a le goût de l’agneau. L’avantage, pour les producteurs de « bacon casher », c’est que les juifs pratiquants ne connaissent pas le vrai goût du bacon. Si on me propose du bacon casher, je penserai forcément que ça en a le vrai goût, puisque je n’ai jamais mangé l’original”. Selon lui, le « bacon casher » crée en fait un cercle vicieux : les producteurs dupent les juifs religieux et les juifs religieux se dupent eux-mêmes. “Chacun trompe l’autre, et tous en profitent” affirme-t-il.
Il semble effectivement que tout le monde en profite. Ces dernières années, de nombreux restaurants israéliens réputés sont devenus casher, des chefs renommés tels Eyal Shani et Yonatan Roshfeld ont ouvert des établissements dédiés à une clientèle religieuse. Avec pour résultante une augmentation significative de produits casher de « substitution » dans les menus.
Matan Abrahams, chef du Hudson (crédit photo : Tomer Applebaum)
Meir Bulka se réfère au Talmud comme source de ces produits de « substitution ». Il rappelle que Yalta, femme du rabbin babylonien Nachman bar Yitzchak , disait que “Peu importe ce que Dieu nous a interdit, il nous a aussi permis des choses de valeur égale, soit, il est permis de goûter des mets interdits en leur substituant des mets similaires. Autrement dit, si quelqu’un veut goûter un mélange lait et viande, il peut manger une mamelle de vache, et quelqu’un qui voudrait un cheeseburger peut manger un cheeseburger à base de produits végétaliens.”
“Celui qui ne mange pas casher sait que c’est un fake, et celui qui mange casher ne le sait pas”
“Alors, bien que le bacon casher soit permis” explique Bulka, “celui qui ne mange pas casher sait que c’est un fake, et celui qui mange casher ne le sait pas.” Selon lui, le bacon casher est comparable à la « viande végétalienne » : “Outre le fait qu’il s’agit d’un subterfuge, on se moque ici du goût de la « vraie » viande, sans connaître celui de l’originale. Des schnitzel de soja n’auront jamais la saveur du veau, et c’est pareil pour le bacon d’agneau. Quiconque considère que la cuisine est faite de traditions et de culture ne peut déformer les choses juste pour les adapter à ses règles de vies.” Meir Bulka ajoute qu’il s’agit vraiment de “tromperie et d’opportunisme” de la part de ceux qui exploitent à leur profit la forte demande de « bacon casher » de la communauté religieuse. Il va encore plus loin en qualifiant cela de “sacrilège”.
Pour le chef Matan Abrahams, qui officie au restaurant Hudson à Tel-Aviv, nommer “bacon” cette charcuterie d’agneau équivaudrait à appeler “chocolat” un ersatz de caroube. “D’abord, ce n’est pas du bacon. Ensuite, cela répond uniquement aux besoin de gens religieux qui voudraient se sentir un moment dans la peau d’un laïc”. Mais il voit un seul avantage à cette demande croissante en Israël de « bacon casher » : contourner le prix prohibitif du bacon, dû à sa rareté, conséquence de la difficulté d’élever des cochons dans le pays.
Bacon d’agneau du restaurant M25 (crédit photo : Tomer Applebaum)
Yehonatan Borovich, chef du célèbre restaurant telavivien de viande M25, est du même avis. “Ce n’est pas un phénomène de mode, c’est une invention. Mais dans un pays où l’on fait du carpaccio à base d’aubergines, je ne suis pas surpris qu’on fasse du bacon à partir d’agneau.” Borovich œuvre dans un restaurant auquel s’ajoute une boucherie, et déclare qu’en aucune façon, et cela quelles que soient les façons de travailler l’agneau, on ne peut approcher la saveur et les arômes du bacon à partir de cet animal. Mais il admet que le « bacon casher » “Peut donner à quelqu’un qui n’a jamais mangé de porc un certain point de référence.” Selon lui, la principale différence tient au gras : “Le gras de l’agneau diffère de celui du cochon dans sa composition chimique et sa robustesse à la température ambiante. L’agneau étant de corpulence plus fine que le porc, le bacon d’agneau est forcément plus fin, et en bouche, le résultat n’a pas la même saveur. Il est presque ennuyeux !”
Yehonatan Borovitch, chef du M25 (crédit photo : Tomer Applebaum)
Un chef semble ne pas se passionner pour ce débat baconesque. Todd Aarons dirige le restaurant casher Crave à Jérusalem, et son menu figure plusieurs plats tendance hédoniste, reflets de cette vogue pour les plaisirs culinaires « coupables », comme des cheeseburger au fromage vegan et bacon, et autres pantagruéliques sandwiches Reuben. Avant de faire son alya et Techouva par la même occasion voilà 20 ans, Aarons était aux fourneaux en Californie, parfois dans des restaurants non-casher. Il se souvient toujours du goût du bacon et affirme qu’il sait comment le recréer. “Je connais le procédé. Mon truc pour la charcuterie, c’est une vraie technique : j’ai mis toute mon expérience pour appliquer à l’agneau mes connaissances du bacon. Même méthode, même procédé !”
“Ça marche avec l’agneau comme ça marche avec le porc”
Aarons explique aussi que les juifs religieux, à Jérusalem, apprécient de plus en plus sortir au restaurant, hors des lieux qui proposent des menus casher traditionnels, s’amuser, profiter de la vie… “Quand je suis devenu religieux, je n’ai pas voulu m’enfermer” déclare-t-il “Je voulais retrouver toutes les saveurs qui m’étaient familières.” Il nomme le cochon et l’agneau ses “potes de la ferme.” Comme Marmorstein – et nonobstant les puristes – il affirme que le bacon est simplement un mix de sel, sucre, gras et fumé. “Vous pouvez créer un équivalent casher de tout ce qui n’est pas casher” assure-t-il, “Tout comme les saucisses, qui à l’origine étaient uniquement à base de porc, c’est le même phénomène qui se passe aujourd’hui avec le bacon en Israël. Le truc, c’est de bien saler votre viande et de bien la fumer, c’est comme ça qu’on fait du bacon. Et ça marche avec l’agneau comme avec le porc.”
Todd Aarons, chef du Crave (crédit photo : Emil Salman)
Mais selon lui, les opposants au « bacon casher » oublient un élément essentiel : le facteur local. “Il est bien plus naturel de manger de l’agneau que du porc en Israël. Fumer et maturer une viande, cela reste une tradition et une technique européenne, créée pour conserver les viandes durant l’hiver… Après, on ne sait pas, cela a peut-être été fait ici de la même manière avec les agneaux ?” Aaron ne s’arrête pas aux aïeux d’Israël, mais affirme que le bacon d’agneau “est foncièrement israélien. Nous adoptons des traditions culinaires d’ici et d’ailleurs, et les adaptons à notre façon. Quand la Nouvelle Orléans s’appropria la cuisine créole, un style unique fut créé. À mon avis, Israël procède de même.”
Dor Cohen, Hamezaveh (crédit photo : Rami Sllush)
“Si le produit que je crée est aussi bon quand il est casher, tout le monde y gagne !”
Dor Cohen, lui, a appris l’art de la confection des saucisses et des hotdogs en Italie. Il a mis en pratique son savoir-faire de charcutier à Karkur, dans le nord d’Israël, en ouvrant il y a 5 ans Hamezaveh, une boutique de charcuterie casher spécialisée dans la saucisse. “Je propose aussi d’autre produits de substitution, comme du prosciutto d’oie” explique-t-il, s’inspirant du prosciutto traditionnel élaboré à partir des pattes arrières du porc. “C’est quasiment la même texture et le même goût. Mais ce n’est pas du porc, quoique vous fassiez…” dit-il à propos de sa création. “C’est comme le bacon d’agneau, en soi ça a beaucoup de goût, tant que vous ne le mangez pas en espérant goûter ce qu’il n’est pas.”. Si Dor Cohen s’est fait une spécialité de créer des charcuteries casher de substitution, il s’oppose résolument au fait de les comparer avec leurs produits d’origine. “Pour moi, c’est une aventure d’adapter la saucisse à la tradition locale !” dit-il, “Je suis persuadé que si le produit que je crée est aussi bon quand il est casher, tout le monde y gagne, les religieux comme ceux qui mangent de tout. J’adore le jour du vendredi, veille de shabbat, quand sont réunis dans ma boutique athées et religieux. C’est génial de les voir ensemble échanger et partager !”
Le bacon casher de Dor Cohen (crédit photo : Rami Shllush)
Pourtant, il admet que de nombreux client laïcs sont réfractaires à la vue de produits casher de substitution. “Certains nous reprochent de nommer « bacon » de l’agneau, alors on a créé des appellations comme « pacon »”, ajoutant que ce type de nom similaire offre un autre avantage : “Si, par exemple, un israélien religieux goûte du bacon d’agneau puis fait du tourisme en Allemagne et voit le même produit en pensant qu’il est casher, j’aurais pu créer un produit trompeur” souligne-t-il.
Amit Aharonson, critique gastronomique de l’hedomadaire Kol Ha’ir et journaliste food de la chaîne Channel 10 News, a un avis mitigé sur le sujet. “Ce qui me semble poser problème avec cette histoire de « bacon casher », c’est que quelqu’un qui mange du bacon d’agneau et ne mange pas de porc puisse penser que ça a le goût du bacon, et c’est vraiment la fonction première du « bacon casher »”, ajoutant que ce dernier n’est en aucun cas comparable à l’original “qu’il s’agisse du goût ou de la texture,” notant toutefois qu’il contribue à populariser un “morceau de viande peu apprécié : l’abdomen d’agneau.”
“Alors certes, c’est salé et fumé, mais dire que c’est du bacon, c’est n’importe quoi !
Le porc reste encore tabou en Israël, et de nombreux restaurants non-casher préfèrent ne pas le mettre à leur menu “pour ne pas provoquer les juifs religieux” explique Aharonson. “Beaucoup de restaurants proposent une viande très croustillante et salée avec un arrière-goût prononcé d’agneau ou de mouton. Alors certes, c’est salé et fumé, mais dire que c’est du bacon, c’est n’importe quoi !”
Le bacon d’agneau est-il une mode passagère ou répond-il à un besoin de juifs religieux gourmands ? Personne n’a la réponse. Mais en 2018 (ou en 5778 selon le calendrier juif, mais lequel compte ?) le temps est peut-être venu pour chacun de vivre selon ses convictions, en harmonie avec le bacon™ ou le bacon d’agneau, le hamburger™ ou le hamburger de tofu, le schnitzel de veau™ ou de soja, le chocolat™ ou le chocolat à base de caroube. Du moment que c’est bon…
Roni Kashmin
Article publié sur Haaretz le 22 avril, traduit de l’anglais par Alain Granat pour Jewpop
© photos : photo de une : Emil Salman (bacon casher du restaurant Crave Gourmet Street Food à Jérusalem) / Rami Sllush / Tomer Applebaum / Emil Salman / Haaretz / DR
Article publié le 25 avril 2018. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2018 Jewpop
Ce ne sont pas les juifs laïcs qui mangent du porc mais les juifs non croyants donc athées. Le monde irait un peu mieux si cette confusion (voulue?) n’existait pas !!!!
Bravo, Sophie, de préciser cela !
J’ajoute que ceux qui s’abaissent à manger ces bouts de viande piratée (et là il ne s’agit plus d’une configuration casher / pas casher) décrite dans cet article ne réaliseront probablement jamais qu’ils ne représentent eux-mêmes que le dernier maillon d’une idéologie accouchée par le marketing où le consommateur a atteint le stade de sous-produit de ce genre d’entourloupe dont personne n’avait besoin mais que tout le monde s’arrache, et où le prétexte illusoire de la « haute cuisine » n’est finalement qu’une blague bien éphémère.
Tristement, et en suivant bêtement les méthodes sournoises de l’industrie et du marketing, on s’est créé une société où le consommateur qui a bien voulu mordre à l’hameçon se retrouve maladivement coincé dans une perpétuelle quête de (fausses) « découvertes » et de pseudo-nouveautés alimentaires lesquelles, à terme, ne font qu’accroître ses frustrations, en déplaçant subrepticement chaque fois plus loin les frontières de « l’envi » de ces éternels insatisfaits de l’assiette.
On ressemble tous à ce qu’on mange.