Je n’avais jamais posé cette question à ma grand-mère. Pas une fois en 32 ans je n’ai pensé à lui demander comment elle allait. Il a fallu attendre le décès de la sœur de mon grand-père pour que je me permette de lui poser cette question. Sa réponse ? On fait aller.
« On fait aller ». L’expression que je n’ai jamais utilisée de ma vie.
Dans ma famille, on n’a jamais eu le droit de se plaindre.
Première rupture amoureuse ? « Oh ça va, c’est pas grave ».
Faut dire que mes grands-parents ont vécu la guerre, donc effectivement à côté de ça, rien n’est grave.
Ils se sont mis à parler de la guerre en boucle en devenant vieux.
Ils ont toujours été vieux pour moi, c’était mes grands-parents.
Des grands-parents, par définition dans ta tête d’enfant, c’est des vieux.
Mais c’est quand ils ont commencés à voir tous les gens de leur génération mourir qu’ils se sont mis à parler de la guerre. Mon grand-père surtout. En boucle.
« Avec Roland et Sonia, pendant la guerre, on se blottissait les uns contre les autres, tous les trois, pour se tenir chaud ». Il a dit ça en boucle dans le cortège au cimetière.
Mon grand-père venait de perdre son frère Roland en début d’année, et là, sa sœur Sonia.
Il a 88 ans.
Pour moi, il a toujours été éternel mon grand-père.
Ça ne meurt pas un grand-père.
Puis je l’ai vu pleurer.
Au cimetière, pour la première fois, j’ai vu mon grand-père pleurer.
Instantanément, mes larmes ont coulé.
Je n’avais jamais vu mon grand-père pleurer.
Je n’avais jamais vu ma grand-mère pleurer.
Et là, les deux faisaient face au cercueil.
J’ai essayé de soutenir mon grand-père en lui caressant l’épaule.
Je pense qu’il ne savait même pas qui était derrière lui.
Il n’a peut être même pas senti ma main.
Je l’ai vu pleurer comme un enfant.
Mon grand-père à moi.
Celui qui m’apprenait à jouer au foot quand j’étais gosse.
J’ai vu ma grand-mère pleurer, doucement, sans esclandre, juste quelques larmes.
À ce moment, je me suis dit que les prochains sur la liste, c’étaient eux.
Et que moi, avec ma vie de parisien à la con qui passe deux heures au téléphone le dimanche avec ses amis pour trouver le restaurant dans lequel aller bruncher, je n’allais pas souvent les voir.
Je les vois tous les vendredis pour notre dîner de shabbat en famille, mais ils sont dépassés par la vitesse des échanges qui se font à table.
Ils écoutent, rigolent de temps en temps à nos bêtises, mais ne prennent plus la parole.
On a chacun notre place à table, mon frère aîné est en bout de table, il a sur sa gauche ma grand-mère, puis à coté de ma grand-mère, mon grand-père, les autres places se partagent avec le reste de la famille.
Quand le poulet du vendredi arrive sur la table après de multiples entrées, on sait tous qu’il faut laisser les ailes pour ma grand-mère.
Lorsque ma mère prépare un plat que n’aime pas ma grand-mère, elle lui prépare du saumon mariné.
C’est l’assiette réservée.
Mais depuis quelques années, Mémé mange un peu moins, donc on sait que c’est à nous de finir l’assiette.
Mon grand-père, lui, n’a pas perdu l’appétit.
Il finit toujours les entrées, puis demande « un peu de boulettes, j’ai pas très faim », mais je sais que je peux toujours lui en ajouter une troisième. Pareil pour la semoule, il ne m’en demande qu’une cuillère, mais je lui en sers toujours trois. Il finit toujours son assiette.
Vient ensuite le dessert.
Une tarte aux pommes.
Enfin, la tarte aux pommes de ma grand-mère.
Ça fait 32 ans que je mange la même part de tarte aux pommes de ma grand-mère le vendredi soir.
Et ça fait 32 ans que je lui dis qu’elle « est trooooop bonne ta tarte cette semaine Mémé » pour lui faire plaisir, mais aussi parce que chaque semaine je trouve effectivement sa tarte meilleure que la semaine précédente.
Je fais pareil pour le pain de shabbat qu’elle prépare elle-même depuis 40 ans.
« Il est trooooop bon Mémé ton pain cette semaine ».
Même si ça fait 7 ans que j’ai compris que j’étais allergique à son pain. Il me donne des douleurs au ventre en sortant de table tous les vendredis soirs.
Même si les quantités de nourriture ingurgitées doivent également y être pour quelque chose.
Du coup, avec ma mère et mon frère, on a mis en place un stratagème.
Le pain de shabbat est découpé dans la cuisine puis posé sur la table, puis ma mère me donne en douce un pain qui y ressemble mais qui est acheté en magasin.
Tous les vendredis, ma grand-mère boit son verre de porto pour l’apéro.
Avec deux glaçons.
Elle aime bien les petites chips industrielles aussi.
Ma grand-mère, elle n’était pas juive pendant la guerre.
Mais son village cachait des enfants juifs.
Son père était communiste.
Il a caché des enfants juifs.
Mon grand-père, lui, était juif. Son frère qui avait fait la Première guerre mondiale dans les rangs français s’est quand même fait choper par la police française. Drancy, Auschwitz, terminé. Sa photo trône dans la salle à manger de mes grands-parents.
Il s’appelait Charlie.
Il avait la même tête que mon grand-père.
J’ai toujours connu Charlie sans le connaître.
D’ailleurs quand on dînait chez mes grands-parents et que mon grand-père voulait que l’on croit coûte que coûte l’info qu’il donnait, il levait le doigt en direction de la photo de Charlie, et il disait « Sur la tête de … ».
Bon bah là on arrêtait le débat hein.
On s’énerve beaucoup pour des débats débiles dans ma famille, mais là, on s’arrêtait net, genre « ok, ça va, d’accord Pépé, mais là, pousse pas aussi !».
Ma grand-mère n’était pas juive « à la base », puis elle s’est convertie à 50 ans, et pas par amour. Elle voulait le sentir. Et un jour, elle s’est dit que c’était le bon jour.
Je ne sais pas s’il y a des cours de cuisine obligatoires pendant la conversion, mais Mémé fait les meilleures boulettes du monde, ex æquo avec celles de ma mère.
Et je n’oublierai jamais son pain de shabbat et sa tarte aux pommes.
D’ailleurs on met la pression à ma cousine Elsa pour qu’elle sache nous faire exactement le même pain.
Pourtant, je n’ai pas envie de manger le même pain une fois qu’elle ne sera plus là.
J’aimerai ressentir ce goût seulement une ou deux fois dans ma vie d’après la vie de ma grand-mère.
Que ça claque dans ma bouche.
Que des milliers d’images et de souvenirs explosent dans ma tête à l’instant où je mettrais un bout de pain de shabbat qui aura exactement le même goût que celui de ma grand-mère.
Mon grand-père, après ce qu’il a vécu pendant la guerre, dont il nous a seulement raconté quelques anecdotes, a toujours eu le sourire.
J’ai toujours vu mon grand-père rigoler.
Faire des blagues.
Il a appris à trois générations d’enfants à mettre de la moutarde sous le couteau d’un invité pour que ce dernier se retrouve le doigt plein de moutarde au moment de couper sa viande.
Et ça le fait rire.
Toujours.
Toujours le même rire.
Il a dû faire cette blague des milliers de fois depuis qu’on est nés.
Et pourtant, ça le fait toujours autant rire, et nous aussi.
Mon grand père, il vendait du tissu sur les marchés.
Il avait un garage rempli de ce qu’on appelle « des ballots ». Je ne sais même pas si c’est un vrai mot, mais c’est comme ça qu’on appelait les rouleaux de tissus qui s’entassaient dans son garage.
On a passé des mercredis entiers avec mes cousins à jouer dessus.
Je ne sais pas à quoi on s’amusait sur ces rouleaux, je ne vois même pas ce que cela pouvait nous inspirer, n’empêche qu’on adorait aller dans ce garage.
Une fois, pour voir, je suis allé faire le marché avec mon grand-père.
Je devais avoir une quinzaine d’années, et ça m’avait fait marrer d’y aller avec lui pour voir ce qu’il faisait dans la vraie vie à part faire des siestes à 15h.
Il était venu me chercher tôt en voiture.
On était allés sur un marché du 93.
Je m’étais rendu compte que tout le monde le connaissait.
« Adolphe, donne moi ça, Adolphe, mets-moi cinq mètres ».
Ah oui, mon grand père s’appelle Adolphe, c’est ballot pour un juif qui s’est retrouvé en France pendant la guerre. Et là « ballot » c’est le bon mot. Du coup il s’est fait appeler Jean pendant des années.
Ce jour là, j’ai compris pourquoi mon grand-père n’avait que du tissu très moche avec des imprimés horribles. On se posait toujours la question avec mes frères.
En fait, il vendait du tissu à toutes les mamas africaines et arabes du marché.
C’est les seules qui devaient encore coudre quelque chose.
Il avait bien identifié sa cible.
Ce n’était pas forcément les motifs qu’il aimait, non, c’était les motifs qui se vendaient.
C’était incroyable.
Un monde dingue sur son stand.
Mon grand-père, c’était une star du marché.
Il connaissait la taille de son coude, du coup il savait combien de coudes de tissus il devait enchaîner pour arriver à la taille demandée par la cliente.
Ma grand-mère, elle s’appelle Madeleine, pour rigoler, mon grand-père l’appelle « Mado », comme pour prendre le rôle du vieux grand-père qu’il est vraiment.
Il a encore ce décalage dans sa tête.
Il l’appelle Mado avec le second degré du jeune marié qui veut embêter sa femme en l’appelant « Mado » et la faire passer pour une vieille.
Elle a commencé à travailler à quatorze ans, dans une usine de brosse à cheveux.
Elle fabriquait des brosses à cheveux.
Enfin je crois qu’elle faisait ça.
Je n’en ai jamais trop parlé avec elle en fait.
Dans mon souvenir en tout cas, elle travaillait à Saint Lazare, elle prenait le train à cinq heures du matin pour se rendre sur Paris. Elle habitait Aulnay-sous-Bois.
À mon avis c’était une bonne galère de faire Aulnay-sous-Bois Paris tous les matins et tous les soirs.
Et puis elle a eu des enfants. Cinq enfants. Quatre filles et un garçon.
Elle s’est arrêtée de travailler assez tôt, pour les élever.
Il n’y a pas longtemps, quand je lui disais que j’avais quelques problèmes d’argent, elle m’a dit qu’elle n’était jamais allée au restaurant.
Jamais.
Quand moi je mange midi et soir au restaurant ou que je me fais livrer un truc parce que je n’ai rien dans mon frigo.
Elle, elle n’est jamais allée au restaurant avec son mari.
Elle y est allée plein de fois parce que ses enfants l’ont invitée, mais elle n’a jamais eu ce réflexe là.
En même temps, c’est une époque où ma mère recevait une orange pour Noël.
Une orange.
C’était le fruit exotique.
En bas du sapin, elle avait une orange.
Un temps révolu.
Bien loin du temps où mon neveu n’attend que sa Playstation 4 à 600 euros.
Ma grand-mère, elle a toujours rêvé d’aller en Chine.
Elle voulait voir la Grande muraille.
Il y a dix ans, je me suis dit que je l’emmènerai là bas.
Je ne l’ai jamais fait.
Je gagnais bien ma vie, je me suis dit que ce serait génial.
Et je ne l’ai jamais fait.
Je n’ai pas pris le temps.
Alors qu’eux, ils l’ont pris le temps avec moi.
Du CP à la troisième, mon grand-père venait me chercher à la fin des cours pour m’amener chez eux.
Tous les soirs, dans sa voiture, m’attendaient une canette et un sandwich beurre-sucre en poudre. Un goûter qui vient d’Afrique du nord. Ça paraît bizarre comme ça, mais je pense que c’est le meilleur goûter du monde.
Ensuite, j’allais chez eux, je faisais un peu mes devoirs, mais surtout je regardais Des chiffres et des lettres, puis Questions pour un champion.
Parfois, ma grand-mère jouait toute seule au Scrabble.
Mon grand-père faisait une sieste.
Quand on le réveillait, il n’avouait pas qu’il était en train de dormir, et puis il souriait.
Toujours ce sourire et cette phrase : « Je ne dormais pas, je fermais les yeux ».
Et ma grand-mère à côté qui rigolait de sa bêtise.
Il y avait toujours quelque chose à manger chez eux.
Pas du tout des gros plats gras que l’on peut imaginer quand on parle d’une famille juive.
Juste quelques gâteaux, du pain, du fromage, mais il y avait toujours quelque chose.
Je savais que je pouvais aller ouvrir le frigo, sortir une assiette, et finir la baguette qu’ils avaient pourtant sûrement prévue de garder pour leur dîner.
Mais je n’ai bien évidemment jamais reçu la moindre remarque.
Hier, j’étais triste.
Le genre de peine personnelle dont je ne parle jamais avec mes grands-parents.
Et puis en arrivant chez eux, mon grand-père était sur son canapé, ma grand-mère sur son fauteuil, la même scène qui me saute aux yeux depuis que je suis né quand j’ouvre la porte de chez eux.
Chez eux, pas besoin de sonner, tu entres dans la cour de leur maison, tu ouvres une première porte qui est une sorte de sas, puis tu ouvres la porte.
Tu tombes sur l’entrée, et sur la gauche, l’encablure de la porte du salon.
Quand tu ouvres cette porte, tu entends France 3 en fond, tu vois mon grand-père se relever de sa sieste pour voir de qui il s’agit, puis il dit « ah c’est Nathy ».
Là, ma grand-mère prend le temps de se lever.
Ensuite, je pose ma veste sur le porte-manteau qui est dans le salon.
Mon grand-père me dit d’aller récupérer une couverture parce que « tu dois avoir froid en venant en scooter jusqu’ici »
Je vais en récupérer une qui se trouve toujours proche de la cheminée du salon, qui n’a jamais fonctionnée.
Quand j’étais petit, c’était des couvertures blanches, genre peau de mouton.
Elles ont été remplacées par des plaids Ikea que ma mère a dû acheter en en ayant marre des fausses peaux de moutons.
Après avoir récupéré ma couverture, je m’allonge sur le canapé en posant ma tête sur les genoux de mon grand-père.
Ma grand-mère sait que je vais y être bien : « Ah que tu l’aimes cette place ».
Et je suis dans le meilleur endroit du monde.
N’importe quelle fatigue, n’importe quelle tristesse, passe à ce moment là.
Plus rien n’est grave à leurs côtés.
Mais hier, en posant ma tête sur ses genoux, je me suis mis à pleurer, sans trop le montrer, en essuyant rapidement du coin de mon pouce les larmes qui étaient sur mon visage.
Mon grand-père venait de perdre sa sœur, et moi, je me suis mis à pleurer, en pensant que je n’allais plus pouvoir poser ma tête sur ses genoux pour très longtemps.
Quand j’ai pris sa main dans la mienne, il s’est mis à rire parce que mes mains étaient froides. Il a ri. Je pleurais.
Puis ma grand-mère m’a proposé un café, je suis allé dans la cuisine avec elle pour le préparer.
Elle m’a expliqué comment marchait sa machine Senseo que ma cousine lui a offerte il y a une dizaine d’année.
J’ai fait semblant de ne pas savoir comment cela fonctionnait.
J’ai vu sa main trembler.
Cette main qui n’arrive plus à couper son plat lorsque nous dînons ensemble.
Cette main que nous remplaçons mes frères, mes cousines, mes cousins et moi lorsqu’il faut découper quelque chose pour elle.
J’ai vu sa main trembler.
Nous regardions tous les deux le café tomber dans la tasse.
En silence.
Un silence d’une dizaine de secondes.
Et puis je me suis lancé. « Comment ça va Mémé ? »
« On fait aller… Qu’est-ce-que tu veux faire d’autre… On fait aller ».
La gorge nouée, je lui ai juste répondu « Nous on est là Mémé hein, on est là ».
Elle m’a simplement répondu : « je sais ».
Mais j’ai compris.
J’ai compris que la perte de sa belle-sœur était le décès de trop.
J’ai aussi compris que depuis tout ce temps, c’était la première fois que je lui demandais comment elle allait.
Nathanaël Rouas
Nathanaël Rouas est l’auteur de Le Bomeur (Robert Laffont, 2014)
Commander Le Bomeur de Nathanaël Rouas sur le site decitre.fr
Article publié le 7 novembre 2016, tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2018 Jewpop
trop joli texte.
Souvenir des quatre heures « pain beurre sucre » de ma grand mère.