L’Argentine a servi de refuge à nombre de criminels de guerre nazis dès 1945, l’histoire est connue. Son rôle dans le financement du régime nazi avant-guerre, à partir de biens spoliés aux juifs allemands et des “territoires aryanisés”, l’était moins. Jusqu’à ce qu’une liste retrouvée par hasard à Buenos Aires en 1984 et révélée par le Centre Simon Wiesenthal en mars 2020 ne mette à jour le système de relais bancaire mis en place par des organisations pro-nazies argentines via une banque suisse. Un système qui permit d’alimenter en milliards les caisses du parti d’Hitler et des entreprises allemandes telle IG Farben, qui fabriquera le gaz Zyklon B avec cet argent.
1984. Olegario Brest, un employé de banque de Buenos Aires, fait du rangement dans son bureau avant de partir à la retraite. Il découvre une liste ronéotypée de 12 000 noms de personnes et d’organisations, datant des années 1930 et du début des années 40, qui affichaient alors leur soutien au Troisième Reich via des virements bancaires. Ce sont des Argentins et des Allemands immigrés dans le pays. Il s’apprête à mettre à la poubelle les documents mais se ravise, et les donne à un jeune homme qui travaille avec lui dans cette banque, ingénieur système et chercheur en début de carrière, Pedro Alberto Filipuzzi. Ce dernier transmettra plus de 35 ans après cette découverte la liste au Centre Simon Wiesenthal. Il a accepté de répondre aux questions de Jewpop.
“Les affaires sont les affaires…”
Alexandre Gilbert : Voilà quelques mois, vous publiiez cette liste, diffusée ensuite par le Centre Simon Wiesenthal. Comment ça se passe depuis ?
Pedro Alberto Filipuzzi : Nous attendons la fin de la quarantaine pour nous rendre au Crédit Suisse afin de rechercher les comptes dérivés de la Schweizerische Kreditanstalt. Shimon Samuels (NDLR : directeur des Relations internationales du Centre et directeur pour l’Amérique latine) va se rendre à Zurich pour cette réunion avec les autorités du Crédit Suisse.
A.G. : Y a-t-il eu une réaction du Crédit Suisse depuis ?
P.A.F. : Oui, le Crédit Suisse a informé Shimon Samuels qu’il pourrait enquêter sur les 12.000 comptes, avec l’autorisation de son vice-président, Christian Kung.
A.G. : L’Allemagne et l’Argentine partagent de la technologie aéronautique. Est-il possible que parmi les 12 000 noms qui figurent sur cette liste, certains étaient pilotes et ingénieurs ?
P.A.F. : À ma connaissance, ces 12 000 noms sont ceux de personnes qui vivaient en Argentine avant l’arrivée de Horten, Kurt Tank et du reste des scientifiques allemands qui ont trouvé refuge dans le pays après-guerre.
A.G. : Les Fortabat, magnats de l’immobilier argentins (NDLR : d’origine française), ont-ils fait leur fortune grâce aux nazis ?
P.A.F. : Alfredo Fortabat entretenait des relations avec la Wehrli Bank en Argentine. Une banque nazie. Et il a eu des relations avec Mandl (NDLR : conseiller de Juan Perón, Friedrich Mandl était un fasciste autrichien, né d’un père juif, qui épousa l’actrice juive Hedy Lamarr avant d’émigrer en Argentine en 1940 et d’y fonder plusieurs sociétés) et Freude (NDLR : immigré allemand, secrétaire personnel du président Perón et directeur du Renseignement dans son gouvernement, proche de son épouse Évita, il joua un rôle clef dans l’exfiltration d’anciens criminels nazis), parce qu’ils appartenaient à l’industrie du ciment en Argentine. Les affaires sont les affaires…
35 milliards de dollars
Eva et Juan Perón
A.G. : Juan Perón et Jorge Videla étaient-ils au courant de cette liste ?
P.A.F. : Oui, ils connaissent l’existence de l’Union Alemana de Gremios (NDLR : Union allemande des syndicats, association argentine soumise au parti nazi NSDAP), parce que le Congrès a enquêté sur ce syndicat pendant les années 1941 et 1943. Les documents les concernant ont été brûlés le 4 juin 1943 par le gouvernement du GOU (NDLR : acronyme de Grupo de Oficiales Unidos, groupe d’officiers argentins pronazis).
A.G. : Confirmez-vous le montant de la spoliation, qui atteindrait 35 milliards de dollars ?
P.A.F : La somme estimée serait approchante, mais le chiffre exact dépendra des données que la banque fournira.
A.G. : Pensez-vous que le tennisman Roger Federer, égérie du Crédit Suisse, devrait faire une déclaration à ce sujet ?
P.A.F. : À l’origine du Crédit Suisse, il y a la Schweizerische Kreditanstalt. Et je ne sais pas si Federer le sait vraiment.
A.G. : La diplomatie française avait un lien fort avec l’Argentine dans les années 70. Y a-t-il quelque chose à creuser de ce côté-là ?
P.A.F. : Eh bien, la diplomatie française sait tout sur l’Exocet pendant la guerre des Malouines et des Falklands, sur les organisations Gehlen et Gladio (NDLR : réseaux gouvernementaux clandestins anticommunistes). Les deux ont été créées par des nazis, en relation étroite avec la junte militaire argentine pendant les années 70.
Le 10 avril 1938, des milliers de sympathisants nazis argentins de l’Union Alemana de Gremios se réunissent dans le stade Luna Park de Buenos Aires, pour célébrer l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne
“Le pape François sait tout sur les comptes nazis en Suisse”
A.G. : Quelle a été la réaction du pape argentin François, qui a également décidé d’ouvrir les archives du Vatican datant de la Seconde Guerre mondiale ?
P.A.F. : Le pape François sait tout sur les comptes nazis en Suisse, donc ce n’est pas un sujet inconnu pour lui.
A.G. : Que voulez-vous dire ?
P.A.F. : Eva Perón a demandé de l’argent en 1948 à la Schweizerische Kreditanstalt, et reçu le soutien du cardinal Caggiano, un ami proche du Pape Pie XII.
A.G. : Mengele, Eichmann, Pavelic, Barbie, sont les nazis les plus célèbres parmi les réfugiés nazis en Argentine. Apparaissent-ils sur cette liste ?
P.A.F. : Non, ils arrivent en Argentine après 1948. La liste se termine en 1945.
A.G. : Avez-vous constaté une réaction de l’extrême droite en Argentine, subi des pressions de sa part, après la publication de cette liste ?
P.A.F. : Non, parce que la liste n’est pas soumise au droit d’auteur. C’est un document historique qui a été perdu, jusqu’à ce que je le trouve. Je n’ai pas d’intérêt pour l’argent. Je veux montrer la vérité, appeler à une prise de conscience, en particulier des responsables actuels suisses et argentins, et pousser la recherche à ce sujet.
A.G. : Pouvez-vous nous expliquer dans quelles circonstances vous avez trouvé cette liste ?
P.A.F. : En 1984, je travaillais en tant qu’ingénieur système à la Banco Nacional de Desarollo (BND) et mon supérieur, Olegario Brest m’a donné la liste à jeter car il nettoyait une pièce appartenant au parti nazi en Argentine en 1945.
Entretien réalisé par Alexandre Gilbert.
Lire d’autres articles d’Alexandre Gilbert sur Jewpop
Visuels © Centre Simon Wiesenthal
Article publié le 15 juin 2020 / © 2020 Jewpop
La question importante oubliée par l’interviewer : pourquoi avez-vous attendu 36 ans avant de révéler cette liste ?