C’est un pan d’histoire méconnue que l’historien Jean-Marc Dreyfus, spécialiste de la spoliation économique des Juifs en France pendant la Shoah, et Sarah Gensburger, sociologue à l’EHESS, ont mis à jour dans un livre publié en 2005, « Des camps dans Paris, Austerlitz, Lévitan, Bassano, juillet 1943-août 1944 » (Fayard). À partir d’archives écrites et d’enquêtes orales, ce remarquable ouvrage révélant le processus de spoliation dans sa quotidienneté et sa banalité, sera complété en 2010 par « Images d’un pillage – Album de la spoliation des Juifs à Paris, 1940-1944 » de Sarah Gensburger (Éditions Textuel), qui présente une série de photographies prises dans ces camps et certains musées parisiens, issues d’un album conservé aux archives fédérales de Coblence, et analysées par la sociologue. Une histoire que les auteurs qualifient de « compliquée, sinon douloureuse, et (qui) peine à se dire ».
“Vous viendrez chez Lévitan”
C’est Marcel Bleustein-Blanchet, futur magnat de Publicis, qui contribuera au succès de la marque de meubles Lévitan. Une affaire de famille, trois de ses sœurs épousèrent trois frères Lévitan. En 1928, le jeune publicitaire inventera ce slogan radiophonique chanté, qui imprimera le nom Lévitan dans les oreilles françaises : «Bien l’bonjour, m’sieur Lévitan, vous avez des meubles, vous avez des meubles !», suivi de celui-ci : «Non, ça ne fait pas de doute, vous y viendrez tous et toutes, vous viendrez chez Lévitan, Lévitan, Lévitan, Lévitan, Dans ses magasins uniques, vous choisirez, c’est logique, un meuble signé Lévitan, Lévitan, Lévitan, Lévitan !»
15 années plus tard, en juillet 1943, le grand magasin de meubles Lévitan, situé 85-87 rue du Faubourg-Saint-Martin, devint l’une des trois annexes du camp de Drancy situées dans Paris, outre un immense entrepôt du 43 quai de la Gare, proche de la gare d’Austerlitz, et un hôtel particulier du 16ème arrondissement, 2 rue Bassano, propriété de la famille Cahen d’Anvers.
“L’Opération Meuble”
Ces trois sites alimenteront l’«Opération Meuble», l’une des composantes de la spoliation des Juifs en France occupée, associant pillage d’œuvres d’art à celui des appartements dont les propriétaires ou locataires juifs avaient disparu, qu’ils aient été internés, déportés ou qu’ils se soient exilés ou cachés. Une action mise en œuvre par Alfred Rosenberg, idéologue nazi et ministre des « territoires occupés de l’Est », créateur de l’ERR (Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg), une équipe d’intervention spéciale ayant à partir de juillet 1940 une antenne à Paris, au 54 avenue d’Iéna, dans un immeuble confisqué à ses propriétaires juifs, Yvonne et Pierre Gunzburg.
Partie intégrante de l’entreprise de destruction des Juifs d’Europe décidée à la conférence de Wannsee en janvier 1942, l’«Opération Meuble » a pour objectif la récupération et le transfert des meubles et objets spoliés aux Juifs en Europe occupée. En France, l’ERR se sert notamment de l’UGIF (Union générale des Israélites de France, créée par la loi française du 29 novembre 1941) pour gérer l’alimentation et le linge des internés juifs en charge du tri et du chargement des meubles, et des services d’une centaine d’entreprises françaises de déménagement et de garde-meubles, qui mettent alors à disposition jusqu’à 80 camions par jour pour ces basses œuvres. Le pillage des appartements est opéré par de petits commandos (jusqu’à 18 fonctionnant simultanément) constitués d’employés et de fonctionnaires de la Dienststelle Westen (au nombre de 115 au printemps 1944), en collaboration avec les autorités de Vichy.
69 619 appartement pillés
En septembre 1942, 4 000 appartements sont déjà pillés, on en dénombrera 69 619 au 31 juillet 1944, dont 38 000 à Paris. Les meubles et objets volés sont ensuite envoyés en Allemagne au profit, pour moitié, de « sinistrés » (2 699 wagons pour la seule ville de Hambourg, qui subit de nombreux bombardements des Alliés, soit 10 % de l’ensemble des 26 984 wagons utilisés par la Dienststelle Westen). Le reste du butin est réparti entre des villes allemandes, des entreprises d’État et des organismes nazis, ou pour l’usage immédiat de dirigeants, « profiteurs et parvenus », comme le souligne le Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah.
Si l’ERR va tout faire pour cacher l’existence de ces trois camps aux riverains parisiens, leurs prisonniers chargés du conditionnement ne pouvant en sortir et ceux qui doivent décharger les camions qui y viennent quotidiennement le faisant à l’abri des regards de la rue, les auteurs de Des camps dans Paris… ne manquent pas de s’étonner devant le silence des voisins de ces « grands magasins » très spéciaux. Dans ces camps d’internement et de travail forcé seront regroupés près de 800 hommes et femmes qui étaient, selon « la lecture raciale de la judéité », des personnes a priori non déportables, autrement dit des « demi Juifs » ou des personnes ayant un parent juif, des « conjoints d’aryens, des femmes juives de prisonniers de guerre juifs », tous internés à Drancy, et contraints dans ces camps annexes de trier, réparer, nettoyer, emballer les meubles et objets provenant des appartements juifs de zone occupée, systématiquement pillés par l’occupant.
Parmi eux, certains reconnaîtront dans les objets qu’ils triaient quelque chose qui leur avait été volé, ou comprendront qu’un des leurs avait été arrêté en reconnaissant un objet lui appartenant… “Toute tentative pour s’évader de ces lieux relativement ouverts était passible de représailles mortelles, le retour à Drancy et la déportation menaçant chacun” comme le souligne Laurent Douzou dans un article du Monde publié en 2005, qui note qu’“Entre le 30 juin 1944 et la libération de Drancy, le 18 août, 113 détenus de ces camps annexes furent déportés à Auschwitz et Bergen-Belsen. Pourvoyant en main-d’œuvre les services chargés du pillage des appartements, ces camps permettaient également de libérer de la place à Drancy pour mieux gérer les déportations. Simultanément réceptacle de la spoliation économique et maillon de l’extermination physique, ils font donc le lien entre ces deux processus qu’on tend ordinairement à dissocier.”
“N’étant ni de simples prisons, ni des camps de concentration, ces lieux sont restés dans le domaine du presque”
Comme l’explique Valérie Rosoux, chercheur à l’Université de Louvain, dans sa recension de l’ouvrage de Jean-Marc Dreyfus et Sarah Gensburger, “Les auteurs s’efforcent ensuite d’éclairer les raisons du silence qui entoura pendant 60 ans ces lieux de mémoire. Pourquoi la mémoire vive des différents protagonistes toujours vivants demeure-t-elle discrète et/ou compliquée ? Pourquoi ne fut-elle pas à l’origine d’une mémoire publique et collective ? La première hypothèse émise par les auteurs repose sur le statut particulier des détenus parisiens. Ces derniers étaient principalement des conjoints d’aryens, des femmes de prisonniers, des demi Juifs. N’étant ni « parfaitement » Juifs, ni « complètement » aryens, ces individus échappent à toute classification habituelle. Considérés comme les derniers déportables vers les camps de la mort, ces prisonniers ne s’épanchent guère sur leur expérience. Il est d’ailleurs symptomatique que la plupart des témoignages spontanés rédigés par des anciens des camps parisiens furent le fait de personnes finalement déportées à Auschwitz. « Rescapées de la mort, elles n’ont ni complexes, ni sentiment de gêne, encore moins de honte liés à une affectation dans des lieux qui au bout du compte ont représenté pour certains, un refuge à l’abri de la déportation » (p. 301). Une seconde hypothèse, intimement liée à la première, est avancée : la nature particulière des trois camps explique elle aussi le manque de visibilité des souvenirs qui y sont relatifs. N’étant ni de simples prisons, ni des camps de concentration, ces lieux sont restés dans le domaine du « ‘presque’, où des ‘presque-Juifs’ se sont retrouvés ‘presque’ protégés dans des ‘quasi-camps’ » (p. 19). Et les auteurs de conclure que « tout cela ne se dit pas facilement ».”
Aujourd’hui, le site de petites annonces Le Bon Coin siège dans l’immeuble Lévitan. Une plaque apposée sur la façade rappelle l’histoire des prisonniers de ce camp annexe de Drancy. On ne peut s’empêcher de penser aussi, en regardant les photos de l’ouvrage « Images d’un pillage », à Ingvar Kamprad, le fondateur d’Ikea aux accointances hitlériennes. « L’Opération Meuble », le shopping nazi dans toute son horreur.
Alain Granat
Commander « Des camps dans Paris » de Jean-Marc Dreyfus et Sarah Gensburger sur le site Babelio
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© photos : DR
Article publié le 12 mai 2019. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2019 Jewpop