Comment «Recommencer ailleurs» avec Sophie Stern ?

7 minutes de lecture

 

Dans mes propriétés tout est plat, rien ne bouge;

Et s’il y a une forme ici ou là, d’où vient la lumière ? Nulle ombre.

(Henri Michaux, Mes propriétés)

 
 

Un boulevard tourbillonnant de froid quand le soleil décline. S’oublier dans sa marche et, comme immobile, fixer les passants pressés du dimanche soir. Imperceptiblement, le mouvement se fait film ; nous voilà spectateur : dans la rue mais hors la vie de cette rue. Étranger à ce monde, ou simplement en lisière ?

 

Bien sûr, il faut quelque musique au battement synchrone avec le rythme de ce petit univers. Bien sûr, il faut aussi quelques minutes pour s’en rendre compte, se perdre hors de sa rêverie familière : la conscience du monde est souvent arrachement au monde. C’est à cet exercice étrange que nous invite Sophie Stern dans son roman «Recommencer ailleurs» paru aux éditions Avant-propos.

 

Étonnamment, la trame de son texte ne devrait guère s’y prêter, puisqu’évoquant la Alyah, elle pourrait se contenter de jouer sur des ressorts connus, faciles, banals, et obtenir l’assurance de plaire en flattant son lecteur. Lui s’attend à retrouver l’émotion de l’arrivée en Terre Sainte, découvrir la complexité et la joie de l’installation, réentendre la délicate composante politique et sociale d’Israël. Après tout, le sujet est porteur, passionnel, et qui remue un pommier peut comprendre la loi de la gravité ! Expérience renouvelée aux résultats inévitables.

 

Il y a tout cela dans le roman de Sophie Stern ; mais loin de composer l’essentiel de son propos, ces éléments ne font qu’office de décor. Les illusions et désillusions du nouvel immigrant demeurent en arrière-plan, et c’est le puzzle de la conscience de la narratrice qu’il nous est proposé, bout à bout, de déconstruire puis de reconstruire.

 

La douce intensité qui ressort de ces pages touche de suite le lecteur. Rarement auteure n’aura pris la main de son lecteur avec autant d’humilité, de dépouillement. «Viens, semble-t-elle nous chuchoter, je vais te raconter une histoire». Et sans cri, sans larmes, même quand on comprend qu’elles n’ont pas fini de couler, Sophie Stern nous invite à nous asseoir et partager quelques minutes avec elles.

 

Elle ne fait pas violence, elle ne choisit pas l’outrance qui prend le lecteur en otage, elle propose d’une voix presque blanche. Et c’est charmé que l’on arrive jusqu’au terme de son roman, dont les 200 et quelques pages se lisent en une soirée.

 

Bien sûr, on pourra toujours vouloir s’exaspérer. Habitués que nous sommes au mouvement et aux éclats, on aurait parfois souhaité que le texte s’enhardît et, qu’au lieu de calmement réchauffer, il crépitât, voire entrât en fusion. C’est qu’à la longue, l’hystérie du maintenant a besoin de retrouver, même dans ses abandons, les bruits et la fureur de son agitation.

 

Ce serait pourtant méconnaître le souffle à contre-courant de ce texte : à contre-courant de ce que devient la littérature, même talentueuse, parce qu’il ne pose pas le divertissement comme objectif de lecture, et à contre-courant des attentes que son sujet même devrait porter.

 

On est presque dans de l’anti-littérature tant il provoque la sensation de passer une après-midi à boire du thé à la menthe avec une étrange amie étrangère. Et l’on s’interroge une fois le livre reposé : quel âge a-t-elle ? Comment se porte-t-elle aujourd’hui ? Non pas tant à cause de détails personnels qui seraient autant de petits cailloux comme marques-pages, mais à cause de l’empathie que la lecture a suscité.

 

Évidemment, ce mode d’écriture ne va pas sans risque et c’est tout un art pour Sophie Stern de ne pas sortir de l’autofiction et de ne pas entrer dans l’autobiographie, ou pire. Car l’omniprésence d’un narrateur que l’on sait être l’auteur, comme une présence derrière son épaule, condamne ce dernier à un talent qui tient autant de la grâce d’une danseuse étoile que de la précision du funambule : l’abîme du ridicule n’étant jamais loin.

 

Toutefois, «Recommencer ailleurs» évite heureusement la disgracieuse chute, car l’on aime, après avoir contemplé un moment une rue en mouvement, ajuster le col de son manteau, souffler dans ses mains, et se perdre dans la foule pour rejoindre le flot de ceux qui savent s’y fixer.

 
 

Jonathan Aleksandrowicz.  

 
 

« Recommencer ailleurs » de Sophie Stern, Éditions Avant-Propos, 206 pages. 17€95

 

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