Delphine Horvilleur, rabbin «En tenue d’Eve»

11 minutes de lecture

 

Et soulève avec des han ! de porteurs d’eau, / Le vers qu’il faut laisser s’envoler.

(Edmond Rostand,  Cyrano de Bergerac)

 

La peau n’est pas neutre. Elle permet d’identifier instantanément son porteur, et, dénudée, elle aspire le regard. D’abord objet de reconnaissance du sujet, elle fait le sujet, objet de concupiscence. Du sexué au sexuel : le passage d’une expérience l’autre : l’œil, organe de la vue, et l’œil, support du désir. Trivialement, le microscope devient lunette de visée.  La phrase précédente est volontairement connotée. Elle veut marquer le déplacement du sensoriel au sensuel, de la découverte de l’autre à sa conquête. Bien sûr, on considèrera comme agressive une telle attitude (phallocrate, dirait certaines ?), mais les réflexes de nature et/ou de culture – réflexes innés et/ou acquis ? – nous déterminant, la résolution de cette ambiguïté est passée par la mise sous tutelle de la peau. Et l’on a jeté sur elle un voile de pudeur.

 

Si cette couverture a cru protéger la peau, elle en a effacé la reconnaissance. À l’origine contre le désir agresseur – autant pour le désirant que le désiré –, cette conception de la pudeur a fini par nier la peau : de protégée, elle devint l’exclue. Plus jamais de ce désir sauvage qui est violence, mais en conséquence, plus jamais de cette reconnaissance qui est rencontre. La religion, prise entre l’immuabilité  du texte révélé et l’évolution des sociétés qui se sécularisent, se trouve dans ce déséquilibre auquel elle doit répondre sous peine d’extinction ou d’opposition au corps social. C’est à cette problématique que Delphine Horvilleur, rabbin libérale, s’est confrontée dans un essai paru chez Grasset et judicieusement intitulé «En tenue d’Ève : féminin, pudeur et judaïsme».

 

Enquête exégétique consistant en une variation sur la peau, « En tenue d’Ève » se veut une relecture de textes juifs fondateurs pour la notion de pudeur. De la nudité originelle jusqu’à la question du genre, en passant par l’interdit sexuel, Delphine Horvilleur propose une approche de textes juifs (Bible, Talmud et Midrach) sur la pudeur. Constatation : le texte opère une disjonction apparente sur le matériau étudié, entre son sens à renouveler et la règle juridique que d’aucuns se précipiteraient d’en retirer.

 

Cette méthode universalise le propos, car, s’il s’agit bien d’une voix/voie libérale, le rabbin Delphine Horvilleur invite son lecteur, quelle que soit ses positions vis-à-vis des religions en général, ou au sein du judaïsme même, à partager un moment d’étude et de réflexion avec elle. Hors le fond propre de l’essai, cette demande de participer avec elle, transparaît à chaque instant. Il y a autant la volonté de convaincre, d’appel à être suivie, que d’ouvertures à la controverse, selon l’adage talmudique « la fraternité/l’association (i.e. l’étude en groupe) ou la mort ». Sans doute a-t-elle voulu faire de son essai une possibilité de rencontre.

 

Possibilité de rencontre, c’est d’ailleurs le sens premier que Delphine Horvilleur confère à la peau. Pour ce faire, dans l’épisode de la Genèse qui évoque la faute de l’arbre de la connaissance au jardin d’Eden, elle délaisse le bannissement du couple originel – le paradis perdu –,  et appuie sur leur conscience honteuse de la nudité. Dans une analyse des limites, leur recouvrement par Dieu à l’aide d’une peau leur permet de mesurer enfin l’espace de leur séparation et la reconnaissance de leurs différences.

 

À ce paradoxe, idéalement incarné par la rencontre de deux êtres et leur amour (la Bible ne dit-elle pas la relation sexuelle entre Adam et Ève par «Et Adam connut Ève» ?), l’essai oppose ensuite la déconstruction de cette symbiose par la première agression sexuelle du texte biblique : Noé, agressé par son fils Cham qui a «dévoilé sa nudité» (expression disant la relation incestueuse et taboue) contre son gré, puis pudiquement recouvert par ses deux autres fils, Japhet assistant Sem. On remarque que dans ces deux textes, la pulsion de vie n’est pas vue comme une pulsion de mort originelle qui s’est structurée, mais, bien au contraire, que la pulsion de mort est pensée comme la déstructuration d’une pulsion de vie qui est, elle, originelle. L’Autre ne serait donc pas d’abord celui qui nous trompe mais celui que l’on rencontre.

 

Le désir serait donc en soit une valeur positive, et le considérer comme négatif, à encadrer voire brimer, découlerait, au mieux, d’une mauvaise compréhension, au pire, du dévoiement d’un bien originel. L’auteur de cette chronique, d’éducation pourtant orthodoxe, constatera amusé que la lecture du texte par les tenants des diverses orthodoxies religieuses, qui abhorrent le sexuel freudien, est on-ne-peut-plus freudienne, et que c’est le Rabbin Libéral, femme de surcroît, qui dégage les textes sacrés sur la pudeur d’une rigide grille de lecture freudienne. Ironie du sort ?

 

Mais qu’importe qui, de pulsion de vie ou de pulsion de mort, précède l’autre, Delphine Horvilleur pense avant tout la question de la limite d’autrui et à autrui. C’est donc le vêtement, et plus particulièrement, le châle orné des franges rituelles donné à porter en récompense aux descendants du pudique Sem, qui va servir de médium conciliateur ou apaisant dans la rencontre de l’autre. Le vêtement qui cache autant qu’il suggère, comme cette magnifique image de l’arche sainte qui est rapportée, évocation, à travers le rideau qui la cache aux yeux du peuple, d’une poitrine épanouie.

 

C’est bien sûr la question du genre qui, sous-jacente, porte l’essai, et son apparition se veut l’aboutissement presque logique de l’étude. Le compte-rendu de ce point mériterait un article à part entière tant Delphine Horvilleur joue en virtuose sur la philologie pour renouveler le sens des termes «mâle» et «femelle». Toutefois, l’usage du paradigme du genre sur le mode « qui dit mâle, suppose évidement femelle dans la réflexion » provoque, semble-t-il, la torsion des textes au bénéfice de ce paradigme. Une telle grille de lecture peut s’apparenter à une disposition d’esprit et d’analyse qui étouffe le sens des passages étudiés et les prive de toute l’étendue de leur signification. Dommageable,  alors que l’analyse sur la pudeur semblait quant à elle être une étude dont le déploiement libre créait d’un paradigme nouveau.

 

Toutefois, au regard de son ambition remplie, de sa nécessité en ces temps bien peu sereins dans les rapports hommes-femmes au niveau religieux, et de l’intelligence et l’accessibilité de son propos, «En tenue d’Ève» mérite étude. Le lecteur en ressort avec la conviction que les textes sacrés peuvent avoir, à condition de les lire sans leur faire violence, une saine conception de la chair.

 

Jonathan Aleksandrowicz

 

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2 Comments

  1. Ouai, comparer les rouleaux de Thora à l’image d’un bébé que les hommes portent à la schul comme succédané de leur maternité non accomplie est quand même franchement nul ! y avait la psychologie de comptoir et maintenant y a la psychologie de rabine…

    • ben, elle cite juste là les travaux de Daniel Boyarin, professeur de judaïsme à Berkeley … « psychologie de comptoir » ou recherche universitaire?

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