La complexité du juif est intarissable, celle de la schizophrénie de l’arabe israélien l’est tout autant. Après Les arabes dansent aussi (2003) et Et il y eut un matin (2008), Sayed Kashua signe, avec La deuxième personne (Editions de l’Olivier), le troisième volet d’une trilogie touchante, drôle et sans complaisance de la société hierosolomytaine, où évoluent et se croisent un jeune avocat et un travailleur social tourmentés entre l’histoire du peuple palestinien et le poids de l’appartenance à la nation israélienne.
Est-il possible d’être comme tout le monde et se fondre dans la masse de la majorité ? Dilemme insoluble ou équation irréductible, l’auteur sublime toutes les névroses d’une identité double au feutre d’un humour noir et d’un réalisme cinglant. Sayed Kashua a réussi le pari d’un roman qu’on devine autobiographique, où deux personnages s’interrogent sur leurs origines qu’ils confrontent à leur vie quotidienne. Ils s’éprouvent dans une société israélienne en fusion. Tout le roman fait se poursuivre et se croiser un travailleur social et un avocat dans la lutte infernale du déchirement identitaire, et l’attrait pour une citoyenneté teintée des vernis de la culture occidentale. Chacun est «clandestin infiltré dans une culture étrangère». Road-movie dans les têtes, seule l’intrigue haletante et la scène finale les réuniront physiquement dans un dénouement brillant et une confrontation réussie qui ne peut évidemment répondre à toutes les questions. Au check-point, le soldat est druze, kurde ou sépharade, mais n’est jamais personne. A Jérusalem, personne n’est jamais personne et c’est toujours un drame.
«Je veux être comme eux. C’est la phrase qui résonnait dans mon cerveau». Etre et paraître, c’est finalement ce qu’il reste à l’arabe israélien pour exister, l’impitoyable défi du quotidien. Implacable. Théoriser à l’envi sur ses racines et rouler en Rover plutôt qu’en Subaru pour passer inaperçu. Porter des costumes bien coupés au lieu d’un jean usé et enchaîner les verres de whisky à se damner quand la chicha est montée à la tête. Narration et rires nerveux, le chaos qui se rapproche constamment et avec lequel on est forcé de s’accommoder.
La tyrannie de l’hérédité est implacable, le poids du passé l’est davantage lorsqu’il ressurgit et que le passé est questionné à l’heure du présent. La citoyenneté israélienne est le canal parfait pour acheminer deux histoires qui s’entrechoquent et des années de construction identitaire d’un « citoyen arabe d’Israël », soucieux de se définir dans une société où tout est aux antipodes de l’autre. C’est ainsi que La deuxième personne livre deux enquêtes parallèles menées par deux héros du quotidien, qui rejouent la lutte des anciens et des modernes où s’entrechoquent la survie du couple au quotidien, la quête d’identité, l’envie d’être aimé et la recherche de soi. Identités.
Sayed Kashua est le contemplateur parfait d’une nation en mutation avec son questionnement permanent, qu’il est parvenu à médiatiser avec succès par la série Avodat aravit (littéralement «travail d’arabe») dont l’audimat ne cesse de croître pour sa troisième saison sur la deuxième chaîne israélienne. Comment une sitcom de la rue arabe a été adoubée par la chaîne la plus nationaliste du paysage audiovisuel… Le sionisme saisi par le prisme ou le miroir déformant d’un arabe trentenaire, qui peut être aussi avocat, travailleur social, taxi, plongeur en cuisine ou tenancier d’un bistrot, avec autant de tourments que son homologue juif, de crises existentielles et d’angoisses qui occupent une vie sans jamais parvenir à être dépassées.
On devine le Woody Allen palestinien, paranoïaque assumé mais sans révolte, chroniqueur vedette sans message politique, privilégiant l’ironie réussie et la provocation permanente. Plusieurs fois best-seller en Israël, son cynisme est finalement l’antidote idéal d’une implosion contenue, où les larmes se retiennent pour rire de tout. Il ne cherche pas à moraliser ni à servir une cause nationale, alterne sushis hors de prix et houmous aux fèves d’antan et divague, anxieux perpétuel comme son pays. Et comme ses personnages, il voyage d’un village bédouin à une artère embouteillée de Jérusalem, où la religion n’est rien à côté des crises ethniques, d’un voyage en taxi collectif et des galères que tout le monde connaît.
Irrémédiable pessimiste à la stimulation permanente que tout affecte, Sayed Kashua a réussi. Il préfère le récit en hébreu plutôt que dans toute autre langue, et le lecteur ne peut imaginer un autre mode. On reste convaincu qu’aucun citoyen ne peut échapper au destin implacable d’une réalité sociale aux cent visages, mille dédales administratifs et infinis codes sociaux. La complexité de l’être judéo-arabe dans toute sa splendeur israélienne.
Jérémie Boulay
Photo Sayed Kashua © Bloomsbury Verlag