« La théorie de l’information » d’Aurélien Bellanger, Science et (livre de la) Vie

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« Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie »

(Arthur C. Clarke, Profiles of future)

 
 
Le goût de l’encre en bouche qui annonce la reprise pour tout un chacun, le miel qui coule du menton vers la chemise blanche, et une corne qui d’un long trait puis de saccades imite les rotatives. La rentrée a annoncé une nouvelle année. Soit. Et l’on pourrait rêver de recommencements, car le Rosh HaShana n’est-il pas l’anniversaire de la création de l’homme ? Alors, pour quelques instants, en quelques phrases, sur quelques lignes, renaît l’envie de tracer une démarcation et souffler sur la période passée ,comme on éteint une veilleuse pour admirer cette lune nouvelle qui surgit et inspire.
 
En tant qu’acte plénier de re-création de l’homme par l’homme, la littérature connaît elle-aussi sa rentrée, comme si Saint-Germain-des-Prés se mettait au diapason de notre mois de Tishri et passait en Jugement un prix littéraire qui inscrirait les nouveaux romans dans le livre de la vie financière. Mais les maisons d’édition connaissent leur mystique et débutent leurs opérations de rédemption près d’un mois avant le Jugement.
 
Ainsi, dès la fin juillet, un roman était sur toutes les lèvres, un roman qui devait bouleverser le petit monde littéraire parisien : « La théorie de l’information ». Gallimard étant un éditeur sachant créer le désir chez les critiques littéraires et séduire encore et encore les inconstants jurés du Goncourt (« Les Bienveillantes » ou « l’Art français de la Guerre » sont des exemples récents de séduction aboutie), j’ai encore une fois fait confiance à la légendaire couverture, au marketing intense et au nom plutôt « Jewpop » de l’auteur.
 
Je vois des juifs partout, et cet Aurélien Bellanger a suffisamment de l’ashkénaze dans son nom et dans son parcours universitaire (le jeune homme de 32 ans est philosophe et travaille sur la métaphysique des mondes possibles : c’est un bidule lié à Leibniz, n’essayez pas de comprendre !) pour que je m’accorde le plaisir de le lire et le bonheur de vous le faire partager.
 
Sur environ 500 pages qui se lisent sans risque de méningite, « La théorie de l’information » narre le destin de Pascal Ertanger, petit génie et grand visionnaire qui, d’ abord créateur de sites roses pour le minitel (si vous avez autour de la trentaine et au-dessus, 3615 Ulla devrait vous dire quelque chose… Non ? Mensonge !), va se lancer dans l’aventure Internet et révolutionner les moyens d’y accéder. Nombreux sont ceux qui y reconnaîtront Xavier Niel, fondateur de Free – personnellement, j’ai beau avoir choisi ce fournisseur d’accès à Internet, je ne connaissais pas ce bonhomme ; d’ailleurs, incidemment, le culte qui est rendu à un créateur de smartphone récemment disparu me dépasse un peu même si j’utilise ses appareils – et le roman a largement été présenté sous cet angle.
 
Toutefois, Aurélien Bellanger n’a pas souhaité faire de « La théorie de l’information » la simple évocation d’une success story à la française. Son texte à l’allure houellebecqienne – style neutre, presque clinique, recours aux théories scientifiques, vision sociétale –  ne manque pas de dérouter. Tout d’abord, les dialogues sont presque totalement absents du roman : ça vit, mais ça parle très peu. Or, en ne montrant que des êtres qui agissent, en occultant l’expression directe de leurs émotions, Aurélien Bellanger fait de ses personnages, non plus des êtres qui se pensent en tant qu’êtres et qui ont donc connaissance de leur existence propre, mais les illustrations d’une théorie. Il n’est plus question de s’interroger sur leur psychologie mais de les observer.
 
Le texte est donc un vaste laboratoire, la littérature comme expérience scientifique, qui semble tenir beaucoup par les intermèdes théoriques dont il abonde, intermèdes dont les intitulés successifs interpelleront les fans de science-fiction. En effet, steampunk pour la science du XIXè siècle, cyberpunk pour celle du XXè, et biopunk pour celle du XXIè, ne peuvent qu’exciter les amateurs de littérature de genre ; ils y retrouveront de plus des références à la fantasy pour achever de les satisfaire.
 
Ces passages scientifiques, vingt-et-un, de une à deux pages, n’ont pas vocation prétentieuse ou décorative : ils portent littéralement le roman, et Aurélien Bellanger excelle à les rendre à peu près abordables et passionnants. On sent rapidement que l’auteur sait avancer une théorie, la démontrer, la raconter aussi, ce qui constitue un véritable tour de force tant la langue scientifique et la langue littéraire ont fait chemins séparés de longue date.
 
D’ailleurs, le passage sur l’article de Xavier Mycenne, ami d’enfance du héros Pascal Ertanger, article qu’il nomme comme le roman « la théorie de l’information », m’a personnellement bluffé et je cherche presque vainement une œuvre romanesque qui ait autant d’intelligence que ces quelques pages : peut-être « La théorie du chaos » de Gleick chez Champs-Flammarion, un ouvrage de vulgarisation scientifique, si brillant qu’il en devient romanesque (lisez ce chef-d’œuvre, c’est un conseil).
 
Léger bémol cependant, le style est assez inégal dans la trame romanesque, chose frustrante qui provoque une sinusoïde dans le plaisir de lecture. J’aurais aimé que l’ensemble se porte à la hauteur des passages scientifiques, très techniques, ardus, mais qui sont plus soignés, plus fulgurants que la description de l’ascension de Pascal Ertanger. On en vient à espérer le retour des parties théoriques et leur multiplication, ce qui peut être gênant puisque se voulant roman, « La théorie de l’information » vaut plus pour ses parties dont l’aspect littéraire semblait a priori le moins évident.
 
S’il n’est donc pas au niveau d’un Maurice G. Dantec, dont le « Sattelite sisters » (éditions du Ring) sorti cette rentrée pousse l’ambition tant théorique que littéraire à son paroxysme et réussit à l’atteindre, il demeure indéniable qu’Aurélien Bellanger livre avec « La théorie de l’information » un roman qui, même s’il n’aura pas le Goncourt, le place parmi les auteurs à suivre avec attention lors des prochaines rentrées littéraires.
 
 

Jonathan Aleksandrowicz

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