L’antisémitisme comme perversion

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Il y a quelques années,  je me trouvais en vacances dans une de ces belles îles qui émaillent la Méditerranée. Chez des amis italiens. Non-juifs. À mon arrivée, je m’enquiers de la situation. « Non, me répond-on, il n’y a pas de Juifs. Pas d’Arabes non plus. Et les gens d’ici ne sont pas antisémites, non, ce n’est vraiment pas leur genre ! » Aurais-je trouvé le Paradis sur Terre ?
 
En ouvrant le journal local, je déchante. Les informations sur le conflit israélo-palestinien sont ce qu’elles sont partout, embrouillées, décontextualisées, engagées. On ne se contente pas de décrypter une situation pour en faire comprendre les enjeux et la complexité, à l’abri d’un glacis de quelque 4000 kms. On veut de surcroît désigner un ennemi. On sait bien lequel.

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Quelques jours plus tard, empruntant au hasard une bretelle d’autoroute pour essayer de trouver une plage, je tombe nez à nez avec la sympathique inscription reproduite en tête de ce paragraphe. Cette fois, pas de doute, c’est pour moi. Le petit nuage sur lequel je m’étais naïvement installé a disparu. Et nous sommes en un lieu dépourvu de Juifs et d’Arabes ! Preuve que si même ici le conflit israélo-palestinien peut s’inviter, c’est qu’il peut s’inviter partout. Partout, je pourrai tomber sur quelqu’un qui pense que les Juifs sont des nazis, et désireux de le faire entendre.
J’imagine le type qui s’est amusé à taguer ce truc au bord de la route. Ou plutôt non, je ne l’imagine pas : pourquoi veut-il à tout prix que je sois un nazi ? La bêtise et l’ignorance n’expliquent pas tout. Les images ne sortent pas de nulle part, les mots ont un poids. Alors pourquoi ? Pourquoi s’ingénier à inscrire au front d’une population le sceau de la barbarie qui l’a presque exterminée un demi-siècle plus tôt ? Pourquoi pas d’autres mots, une autre rhétorique ? Pourquoi l’antisémitisme ?
 

Judensau-JewPop

 
La chose peut paraître surprenante. Le cas, à la réflexion, est loin d’être isolé. On trouve à Yad Vashem la reproduction d’une ancienne gravure où des Juifs (rendus reconnaissables par des attributs distinctifs) tètent une truie monstrueuse. Le motif est récurrent dans l’iconographie médiévale. L’animal, chacun sait, est le symbole des interdits alimentaires musulmans et juifs – pour être exact, dans ce dernier cas il n’en constitue qu’une mince partie, mais peu importe. Ce qui importe, c’est que les chrétiens aient utilisé le cochon comme marqueur identitaire (rappelons que dans la péninsule ibérique, les jambons étaient accrochés aux plafonds des maisons pour marquer l’appartenance non-juive des lieux) tout en affublant les Juifs, qui n’en mangeaient pas, du doux nom de « marranes » (c’est-à-dire littéralement de porcs). Contradictio in adjecto – en français : cherchez l’erreur.
Ce qui importe, c’est qu’on ait tellement dénoncé le Juif usurier, qu’on l’ait dit, qu’on le dit encore avec une étonnante facilité riche et avare, alors que la plupart des Juifs étaient pauvres, même très pauvres, alors que la tsédaka (l’assistance aux démunis) a toujours été une pratique bien ancrée, alors qu’ils n’étaient pas les seuls à pratiquer les métiers d’argent. Alors, surtout, que les Juifs étaient poussés à exercer ces métiers réprouvés par l’Église (sur des bases bibliques qui plus est) puisque l’accès aux métiers nobles, réservés aux chrétiens, leur était interdit, et que la réalité des expulsions et des pogroms leur indiquait très logiquement les valeurs meubles, facilement transportables.
Plus bas, il y a cette accusation d’intempérance sexuelle, mise en parallèle avec la circoncision, alors même que le signe de l’alliance prend place au cœur de l’intimité pour signifier jusqu’où doit aller – et sur quoi doit se fonder – une éthique véritable. Plus bas encore – à un tel degré d’abjection faut-il encore se justifier ? – il y a cette accusation de sacrifices rituels d’enfants afin de confectionner la matsa, quand on sait que le sacrifice humain a été posé comme tabou dès le texte biblique (épisode du ligotage d’Isaac), et que le sang figure lui aussi, chez les Juifs, au nombre des interdits alimentaires. Là encore, la « blutwurst » serait plutôt l’apanage des accusateurs…
On trouverait beaucoup d’autres exemples pour montrer ce que ceux-ci montrent déjà fort bien : l’antisémitisme est en contradiction absolue avec l’objet qu’il dénonce. Sartre a raison de dire ce n’est pas une opinion. Ce n’est pas une critique, c’est un anti-discours. Une négation. Il ressemble à ce miroir qui, dans le conte d’Andersen, transforme le beau en laid, et qui présenté devant le Tout-Puissant finit par éclater en morceaux.
 

Pogrom-JewPop

 
Il faut remonter loin pour dénicher les racines de cette manie de nier. Très loin. Au bas mot jusqu’aux origines des deux grands monothéismes. Côté chrétien, la théologie de la substitution est venue dénier aux Juifs la propriété de la Bible hébraïque. Devenue « Ancien Testament » (et complétée par un Nouveau Testament), elle est redéfinie intégralement. Telle quelle, elle appartient désormais au « Verus Israel », à l’Israël véritable : les Juifs ne sont plus vraiment Juifs. Un peu comme si la France se voyait refuser la propriété de son patrimoine littéraire, sous prétexte qu’un autre peuple s’en serait emparé, en traduction bien entendu, et en en réinterprétant radicalement le contenu.
Quant au Coran : il postulera tout simplement la non judéité des faits et gestes bibliques. En tout cas au sens torahique du terme. Car Abraham, Isaac et Jacob restent des juifs sur le plan ethnique, bien entendu. Mais ils sont aussi musulmans, l’étymologie arabe permettant insensiblement de passer d’un sens littéral de « soumis à Dieu », à celui, plus restrictif, de « membre d’une religion ». Le reste coule de source : le fils sacrifié devient Ismaël, Moïse cherche à convertir Pharaon, tout annonce Mahomet. Une fois encore, les Juifs sont mis en cause au nom de leurs propres traditions, dépossédés leur mémoire. Le texte est réécrit. L’origine niée dans son antériorité.
Il faut être juste. Le processus d’accaparement, dans la formation et le développement des cultures, est absolument courant. Rien ne surgit ex nihilo ; la Torah pas davantage. Tout semble indiquer, par exemple, l’origine mésopotamienne du récit du déluge, repris et réinterprété par la Genèse. Quelle différence, alors ? La différence, c’est qu’il n’y a plus de Mésopotamiens, que nous ne sommes plus en 1700 av. J.C., que la pensée scientifique a drainé avec elle une foule de connaissances, historiques, sociologiques, psychologiques, dont il faut tenir compte. Les temps ont changé. Ce qui paraissait autrefois acceptable : l’esclavage pour produire, la saignée pour guérir, la polygamie pour enfanter, ne l’est plus automatiquement.
Ni le christianisme, ni l’islam ne sont évidemment antisémites. Pas plus que ne l’était l’intellectuel d’origine palestinienne Edward Said lorsqu’il se présentait (à la toute fin de sa vie) comme le « dernier intellectuel juif »¹. Cependant l’un comme l’autre ont fourni à l’antisémitisme une matrice. Ils se sont rendus mobilisables (et l’ont été) à cette fin. Ils ont rendu possible l’essor de cette anti-parole destructrice, contrepoint affreusement exact de la Parole créatrice qui caractérise la culture juive. De ce qu’on appellera si justement l’« anti-sémitisme » : une inversion fondamentale de la réalité.
 

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Il y a là un point fixe bien difficile à expliquer. Un noyau qui distingue ce fruit pourri des autres formes de pourritures, de racisme et de xénophobie. Tout « bon » raciste vous dira, par exemple, tout le mal qu’il pense des Noirs ou des Arabes. C’est entendu. Aucun raciste, en revanche, ne prétendra que le Noir s’est « infligé » (dans une perspective raciste il s’agit bien d’un préjudice) sa couleur de peau, ou que l’Arabe a lui-même organisé la colonisation pour pouvoir ensuite réclamer les dividendes de sa souffrance. L’accusation, formulée ainsi, paraît délirante.
C’est pourtant ce qui se passe couramment avec les Juifs. À telle enseigne que tout le monde a fini par trouver cela banal. Les Juifs ? Des Nazis. Rien de très choquant. Étape suivante : ils ont organisé la Shoah. Étape suivante : ils l’ont inventée de toutes pièces, pour pouvoir créer Israël qui, bien sûr, est un état fasciste. Plus c’est gros, plus ça passe ! À supposer que quelqu’un aille enquêter, on aura déjà jeté la suspicion : on aura fait quelque chose. « Il n’y a pas de fumée sans feu » : combien de fois ai-je été confronté à cet argument ?
L’antisémitisme en tant qu’il est une négation systématique, et non seulement une haine de l’autre, c’est précisément l’art de la fumée sans feu. De l’enfumage. Certains se remémorent peut-être l’affaire de la traite des Blanches, en 1969, dans la paisible ville d’Orléans. La rumeur publique en était venue à croire que des commerçants juifs enlevaient des jeunes filles de bonne famille dans les cabines d’essayage, à l’aide d’un système de seringues et d’un réseau des sous-marins remontant la Loire sur 400 km. L’affaire prit une telle ampleur que les journalistes allèrent consulter la police : personne n’avait disparu.
Encore faut-il avoir le temps, l’intelligence, les compétences requises pour enquêter. A l’âge d’internet, cela relève de la gageure. L’outil est devenu le miroir et le déversoir de l’abjection contemporaine. Tout y existe ! Des martiens aux sirènes de la lagune. Tout se pratique, depuis la loufoquerie jusqu’au crime, sans oublier bien sûr l’antisémitisme. Une foule de théoriciens négationnistes, fausses preuves (et rires réels) à l’appui, y ont pignon sur Toile. Et c’est du haut de cette notoriété post-moderne, produit d’un agrégat de clics, qu’ils défient la science contemporaine, la vraie, celle qui s’exerce dans les bibliothèques et les dépôts d’archives, soumise au sain système du peer-review, filtrée par les comités de lecture, contrôlée par les spécialistes en tout genre et divulguée par des journalistes qui ont fait des études et gravi péniblement des échelons. Toutes choses auxquelles les amateurs de complot ne s’abaisseront pas. Point n’est besoin de preuves, pour eux, pas besoin d’enquêter. Leur savoir est de nature théologique. Ils le savent, eux : les Juifs sont des nazis.
 

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On dirait le vieux coup du polar dans lequel le meurtrier fait de sa victime le coupable du meurtre qu’il commet. Le crime n’est rien, dans un polar, ce n’est qu’un argument. C’est ce qu’il y a en-dessous qui est intéressant : histoire personnelle, affaire de famille, scandale d’État. Ainsi en va-t-il ici et nul étonnement à ce compte que les psychologues (après Freud qui avait des raisons particulières de s’y intéresser au milieu des années 1930) se soient très tôt penchés sur cette pathologie sociale qui prend les formes d’une perversion².
Avoir peur, haïr, être violent, c’est encore être humain. Tristement humain ; humain néanmoins. Tandis que nier le sujet qu’on accuse, non pas en tordre la réalité, mais lui refuser la qualité même d’existant, c’est une chose très différente. On ne s’étonnera pas que l’antisémitisme ait mené au négationnisme historique : celui-ci n’en est que la forme la plus aboutie, il le contient et l’exprime tout entier.
Tout se tient. Mais on n’aurait pas tout dit si l’on excluait l’autre côté de la question. Si l’on ne remontait pas un cran plus loin, en se demandant pourquoi ce discours prend justement sur les Juifs – et non sur les Noirs, les Arabes, les géomètres du cadastre ou toute autre composante du corps social. Le vieux concept un peu galvaudé de Jüdischer Selbsthass, œuvre géniale de Theodor Lessing, peut nous venir en aide. Lessing était assassiné dès 1933 par les nazis : il savait qu’il avait des ennemis. Mais ce n’est pas parce qu’on est paranoïaque qu’on n’a pas d’ennemis : lui n’en pensait pas moins que quelque chose, dans la haine qu’on lui réservait, tenait à la nature de ce qu’il était. À la nature du judaïsme.
Non que tous les Juifs souffrent d’une haine chronique d’eux-mêmes, bien que Lessing dresse un élégant tableau des personnalités assumant difficilement leur judaïsme, et on en ferait au moins autant de nos jours. On trouve une foule de gens qui portent leur judaïsme comme une blessure secrète. Une foule presque aussi grande regarde l’assimilation comme un progrès social. Et aujourd’hui comme hier, on trouve des coreligionnaires en bonne place dans toutes les associations contraires aux intérêts directs du judaïsme, jusque chez des antisémites assumés, et même chez des négationnistes. La faute à nous – la cause de ce fait, selon Lessing, doit être cherchée dans nos récits fondateurs.
Il faut bien le reconnaître, les Juifs n’ont pas les mythes de tout le monde ! Le petit Bouddha faisait des miracles. Le petit Jésus subjuguait les docteurs du Temple. Le petit Mahomet transpirait déjà la perfection. Lorsqu’Athéna vient au monde, elle sort toute armée du crâne de Zeus. Bref, les héros se trouvent habituellement des origines présentables. Pour le dire comme Otto Rank : ils sont l’expression d’un fantasme régressif aidant à accomplir le meurtre symbolique du père. Or que trouve-t-on, à l’origine du judaïsme ? Un ramassis d’esclaves. Et un Dieu qui ne cesse de leur rappeler : « Souviens-toi que tu as été esclave en Égypte »³. Pas étonnant, après cela, que l’identité juive soit si problématique à définir, et plus encore à vivre !
L’esclavage biblique, c’est vrai, ne dure qu’un temps. Lui succède l’épisode de la sortie d’Égypte, qui relève un peu le niveau, avec des miracles en pagaille et un chef incomparable qui – excusez du peu – parle à Dieu panim el panim, c’est-à-dire face à face. On a vu pire. On en a même fait un film. Cependant, à peine sortis d’Égypte, le récit se fissure déjà. Sur les rivages de la mer rouge, des plaintes se font entendre. Pharaon est aux trousses : qu’à cela ne tienne, le chef incomparable se fait fort d’ouvrir les eaux et de mettre tout le monde à l’abri. Ce qui encore une fois n’est pas exactement rien. N’importe qui se serait arrêté là, avec l’acquisition par la foule d’une foi pleine et entière. N’importe qui. Pas les Juifs : Korah, Dathan, Abiram, le Veau d’or, les cailles, l’échec des explorateurs, 40 ans d’errance dans le désert jusqu’à disparition complète de toute une génération… La liste est longue des doutes, fatigues et rebellions contre le plan divin.
 

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Pour la plupart des peuples, de tels récits seraient illisibles. Songeons que les Hébreux n’auraient pas même survécu à leur libération si Moïse, ce chef incomparable, n’avait pas intercédé après du Tout-Puissant pour apaiser sa colère. Et ce Moïse… est-il tellement incomparable ? À peine trouvée sa mission dans un buisson qui brûle mais ne se consume pas… il la refuse, tout bonnement. C’est gentil d’avoir pensé à moi. Dieu devra faire la grosse voix pour faire revenir l’homme dans le récit. Et si finalement les choses se remettent à l’endroit : les cinq livres achevés, si les Hébreux arrivent à bon port, Moïse, lui, sera jugé indigne de rentrer dans le pays où coule le lait et le miel. Le libérateur des Juifs, interdit de rentrer en Terre promise ! Il fallait y penser.
Toute la Bible est faite comme ça. Le reste n’en dévie pas. C’est sans broncher que le lecteur lit les prophètes apostropher ce peuple « à la nuque raide »­4 invectiver ces Juifs qui « [haïssent] le bien » et « [aiment] le mal »5 au point de tuer ses propres prophètes 6 (Jérémie lui-même, dit le texte, manquera de peu d’être « livré au pouvoir des gens qui voulaient sa mort »7).
Les Juifs n’ont pas les mythes de tout le monde : ceux-ci ne cessent de leur taper dessus. D’accord, bon. Mais après tout, pourquoi pas ? On lave son linge sale en famille. Il y a des couples qui se disputent et qui s’aiment. Péguy, pour les Juifs, l’a exprimé admirablement bien : « Quand un prophète a parlé en Israël, tous le haïssent, tous l’admirent, tous le suivent » (Notre jeunesse).
Lors des modestes exploits footballistiques de ma jeunesse, il m’est arrivé d’entendre un joueur lancer à un autre un « Sale Noir » bien pesé. L’un était Noir, comme on s’en doute, mais l’autre également. Il ne m’est pas venu à l’idée que l’auteur de ces mots puisse souffrir d’un racisme invétéré, ni que moi-même, avec un teint de peau digne de Peppa Pig, je pourrais en faire autant sans m’exposer à d’autres conséquences.
Qu’un Hébreu traite un autre Hébreu de « Sale Juif », passe encore. Le problème est différent quand cette même impolitesse provient d’une autre source, reprise par un autre peuple. Or c’est très exactement ce qui s’est passé, historiquement, lorsque les textes bibliques furent exportés et traduits à la faveur de l’expansion chrétienne, puis musulmane. Que Jésus critique Israël, à la limite, il ne fait que s’inscrire dans la tradition prophétique. Cela a déjà un tout autre goût quand Matthieu lance (en grec) : « Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, que de fois j’ai voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous n’avez pas voulu ! » 8. Lorsque l’évangile de Jean, le plus tardif, désigne nommément les Juifs comme une entité à part, distinct de Jésus Christ – « Les Juifs, à nouveau, ramassèrent des pierres pour le lapider » 9 – on est en droit de poser la question de la judéophobie. Celle-ci éclatera clairement dans les écrits suivants : apocryphes, écrits des Pères. Un dénommé Marcion proposera même l’abandon pur et simple de l’Ancien Testament – option qui sera rejetée.
Le constat est identique côté musulman, avec cette particularité que l’islam se trouve d’emblée en dehors de la sphère juive (même s’il la côtoie de près). Nul étonnement alors que les choses aillent plus vite : « Pourquoi donc avez-vous tué par le passé les prophètes, si vous étiez des croyants ? » 10. Plus loin : « Tu trouveras les juifs et ceux qui associent d’autres dieux à Dieu parmi les ennemis les plus acharnés des croyants »11. Là encore, les textes ultérieurs enfoncent le clou.
Dans un cas comme dans l’autre (et nous parlons quand même la moitié de l’humanité) on est passé d’une critique interne à une critique provenant de l’extérieur, avec les conséquences que cela comporte en termes d’incompréhension, de tensions potentielles, de possibilité de rejet. Pour résumer, et pour ne pas dramatiser outre mesure sur un sujet en soi scabreux, il se passe en cette affaire ce que le dessinateur de presse Olivier Ranson affirmait, sourire aux lèvres, dans une « Soirée humoristique » maintenue contre vents et marées à l’Espace Culturel et Universitaire Juif d’Europe, le 8 janvier 2015, au lendemain des tueries de Charlie Hebdo : « Les Juifs font de l’humour sur eux, et c’est cela qui rend cet humour universel : c’est qu’en réalité quand nous faisons des blagues sur notre souffrance ça fait rire les autres parce qu’ils sont tous antisémites ! »
 

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Il y a sans aucun doute un peu de ça, dans l’affaire des « Juifs nazis ». Car l’expression n’a pas été inventée par le pauvre esprit qui un matin (ou une nuit) est allé exercer ses talents sur une glissière d’autoroute, dans une de ces belles îles qui émaillent la Méditerranée. Cette expression oxymorique et malsaine avait été popularisée par le professeur Yeshayahu Leibowitz, lui-même, au début des années 1990. Et Leibowitz, ce n’était pas n’importe qui : israélien, juif orthodoxe, chimiste, bibliste, philosophe, sioniste et critique d’Israël tout à la fois. Une figure aussi controversée qu’irremplaçable, dont il fallut vingt ans d’un combat acharné pour que la municipalité de Jérusalem consente à lui attribuer une rue, et qui en son temps, avait prévu avec vingt ans d’avance les conséquences de la crispation territoriale et de la politique sécuritaire en Israël, le fétichisme de la terre et du peuple.
À la toute fin de sa vie, après que l’ancien président de la Cour Suprême dirigeant une commission d’enquête, Moshe Landau (celui-là même qui avait condamné Eichmann trente ans plus tôt), eut autorisé le Shin Bet à recourir à la « pression physique modérée » (à demi-mot, la torture) pour faire parler des détenus soupçonnées d’« activités terroristes hostiles », Leibowitz harangua ses compatriotes dans une posture prophétique dont il avait le secret : « Il y a des judéo-Nazis ! Les judéo-Nazis existent ! »
Il ne s’agissait pas, pour Leibowitz, de lancer un anathème de plus. Mais de montrer que les Juifs, en accédant au pouvoir, accédaient aussi à la responsabilité du pouvoir. À ses dérives. George Steiner ne faisait rien d’autre lorsqu’il faisait parler un Hitler nonagénaire, dans un roman paru à la même époque, en ces termes : « It was the Holocaust that gave you the courage of injustice, that made you drive the Arab out of his home » 12. On lave son linge sale en famille.
Beaucoup ne suivirent pas Leibowitz sur ce dernier terrain. D’innombrables Juifs en furent choqués. Mais l’expression était légitimée. Légitimée pour les Juifs, comme l’a montré fin 2011 un collectif ultra-orthodoxe manifestant en tenue de déportés, étoiles jaunes et pyjamas rayés, poussant des enfants les bras en l’air et criant : « Nazis ! Nazis ! » pour protester contre les mesures de mixité imposées par le gouvernement. Mais c’est évidemment dans l’autre camp que cette rhétorique connut la plus grande fortune, envahissant littéralement l’espace numérique, les réseaux sociaux, jusqu’aux médias traditionnels. Elle a même été entendue au parlement israélien dans la bouche d’un député arabe expulsé du perchoir. Et je l’ai retrouvée pour ma part, sous la forme d’une misérable inscription, taguée sur la glissière d’une sortie d’autoroute à des milliers de kilomètres de là, en un lieu où ne coexistent ni Juifs ni Arabes.
 

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Je ne vois pas de raison expliquant l’essor de l’antisémitisme aussi loin de son épicentre. Je ne m’explique pas pourquoi des gens qui n’ont rien de commun avec les Juifs, ni aucune connaissance spécifique allant dans ce sens, se sentent si concernés par ce que font ces derniers de bien ou de mal. Sinon en considérant qu’une espèce de fascination pour les Juifs nourrit beaucoup d’esprits non-juifs. J’ai, pour ma part, très peu entendu de Juifs parler d’eux-mêmes en termes de « peuple élu », sinon pour rappeler leurs coreligionnaires à un devoir d’exemplarité, ou alors comme prétexte pour un bon mot : « Vivement les nouvelles élections ! » J’ai entendu, par contre, d’innombrables non-Juifs parler très sérieusement de l’élection d’Israël. A tel point que je me suis souvent demandé s’il ne fallait pas chercher dans leurs rangs les électeurs.
Une artiste et réalisatrice israélienne évoluant en France, se présentant sous le diminutif d’« Esti », s’est récemment donné pour tâche d’interroger un panel de 613 personnalités (cette manie des nombres…), juives comme non-juives, en les confrontant au grand marronnier de la condition juive qu’est la question : « Qu’est-ce qu’être juif ? ». Parmi l’énorme lot de réponses, il faut bien le dire, assez attendues – on passe de : « Ça s’attrape par la mère », jusqu’à : « Ç’ui qui dit, ç’ui qu’y est », en passant par les innombrables : « Je ne saurais pas le dire avec des mots mais je le sens très bien au fond de mon cœur » – se cachent quelques réelles perles.
Parmi elles, la réponse d’Alain Soral, négationniste parmi les antisémites, le type même de l’intellectuel obsessionnel. Du verbe haineux. Interviewé dans le cadre de ce projet, Soral répond. « C’est compliqué », dit-il, « parce que tout le monde n’a pas la même définition ». Première surprise, il ne s’en sort pas si mal. Deuxième surprise, et elle est de taille : « Moi il y a une définition qui me plaît, c’est : un peuple de prêtres et d’élite, et une avant-garde morale, cela, ça peut être une acception… » Une nuance et un compliment, le tout dans la même phrase. C’est à n’y pas croire. Certes tout cela ne dure que dix à vingt secondes, après quoi la machine à fantasmes se met en marche ; on ne touche bientôt plus terre. Mais tout de même, quel contraste ! Et quelle annonce ! On jurerait un amoureux déçu. À ne plus savoir où on est. Sinon dans quelque « zone grise »… Au fond, comme le pense Jacques Attali, l’antisémitisme pourrait n’être qu’une histoire de jalousie. Ou pour mieux dire : un crime passionnel. Car de la jalousie au crime, il y a cette même distance qui sépare la séduction de la perversion.
 
Emmanuel Foucaud-Royer
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Article publié le 2 février 2016. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2016 Jewpop

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