« Le voyage imaginaire » de Léo Cassil, entre rêve et idéologie

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« La vérité pour l’homme, c’est ce qui fait de lui un homme »

Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes.

 
Les années ont beau passer, les cheveux pousser, être colorés, voire tomber, les nuits blanchir, Neil Armstrong mourir, la Terre accomplir de multiples circonférences autour de son étoile tutélaire, les gouvernements chuter, les poings se dresser et les journaux d’hier devenir désuets, le dernier dimanche avant la rentrée demeure toujours ce supplice qui fixe nos yeux sur l’inexorable trajectoire des aiguilles sur nos cadrans et le retour vers nos journées de labeur privées de liberté.
 
Les rayons du soleil sont, certes, cléments en cette après-midi et le salon de thé paisible, mais je rêve encore de mon Italie évanouie et appréhende les premières salutations de mes collègues comme autant de salves d’artillerie dans cette guerre du quotidien. Alors, mon désespoir tente de me faire jouer la grande évasion, la fugue sans prélude, à défaut d’avoir le courage de mener une révolution – attention, pas une révolution de démagogues, de bourgeois planqués, de Jenifer, de mutins de Panurge ; mais une révolution sanglante, romantique, qui me ramènerait à mon Ailleurs, loin du froid qui sévit sur le domaine de la lutte.
 
Alors, je « diaporamise » mes photos de vacances avec l’impression de, plus que le souvenir, posséder leur réalité matérielle, un peu comme un gamin qui collectionnait les images Panini des « Chevaliers du Zodiaque » et se rêvait chevalier d’or. Je cachais ces images ; les coller sur l’album aurait été les perdre car les livrer aux regards de tous, et ainsi éventer mon secret, mon monde bien à moi.
 
Bien sûr, j’ai grandi…
 
Mais c’est avec beaucoup de tendresse que j’ai retrouvé ces sensations en lisant « Le Voyage Imaginaire » (Schwambrania en russe) de Léo Cassil (Éditions Attila), texte paru en 1932 en Union Soviétique et réédité en français pour la première fois depuis 1937.
 
Deux frères, Lolia et Osska, s’inventent une terre promise imaginaire, la Schwambranie qui leur permettra de fuir leur quotidien d’enfants, nécessairement limité. Commence alors un véritable jeu de l’esprit où le moindre évènement du monde réel sera happé puis retranscrit par ces inventeurs en culottes courtes.
 
Nous sommes en Russie impériale, en pleine première Guerre mondiale : bientôt, la révolution d’octobre… Tolstoï en aurait fait une fresque vertigineuse, Vassili Grossman un ouragan humaniste, Léo Cassil choisit de dessiner un monde à hauteur d’enfant et écrit un roman qui doit plus à l’inventivité qu’à l’Histoire. Ainsi, le très jeune et brillant Osska, mais à l’intelligence désordonnée, n’a de cesse d’inventer des mots et expressions valises qui, s’ils concourent à la drôlerie du texte, témoignent de la créativité de Cassil. Son écriture est, par moments, jubilatoire et on sent l’auteur heureux d’écrire et prenant du plaisir à partager ses mots.
 
L’on pourrait rapprocher « Le Voyage Imaginaire » des Bildungsroman ou romans d’apprentissage qui, foisonnant dès le XVIIIè siècle, trouvèrent leur référence avec « Illusions perdues » de Balzac. Mais si ces textes mettaient en avant des adolescents devenant adultes, Léo Cassil signe lui un roman que l’on pourrait qualifier de « transitionnel », tant paraît évident son souci de décrire la transformation de jeunes enfants dépendants en personnes autonomes différenciés capables de faire leurs choix.
 
Pourtant, quel est le destin d’un doudou, d’un jouet ?
 
La traduction du titre illustre bien le roman. En russe, le titre évoque un pays imaginaire, un espace figé, alors qu’en français, il découvre bien qu’il s’agira d’une dynamique, et donc de changements. La description de ces changements – de la Russie impériale dans la Première Guerre mondiale, à la Révolution bolchevik – puis le destin particulier de Léo Cassil comme écrivain soviétique pourraient d’ailleurs laisser perplexes.
 
Il ne s’agit pas de refaire l’Histoire, de juger a posteriori avec une morale de vainqueur bien à l’abri, une morale bourgeoise – Cassil, écrivain bien installé, institutionnalisé, vit son frère, sa belle-sœur et sa nièce disparaître en goulag, son roman censuré jusqu’à la déstalinisation, mais il ne peut être qualifié de dissident au contraire de Vassili Grossman ou d’Alexandre Soljenitsyne, il suivit le courant dominant – mais il importe néanmoins de comprendre ce qui dans son écriture participe du Politique.
 
Le malheur des écrivains tient à ce que l’Histoire les retient parfois plus pour leur idéologie que pour leurs textes ; il n’y a qu’à voir ce que la mention de Céline, expérience-limite de l’union du verbe et d’une idéologie extrême, peut susciter comme douloureuses évocations, bien au-delà de la valeur littéraire intrinsèque. La lecture – et le lecteur ? – est l’unique résolution de ce questionnement (pas indispensable à mon goût) qui n’a pas fini de faire couler d’encre tant les errances du siècle passé ont imposé en contrecoup l’urgence de qualifier ce qui est bien ou mal, ce qui est juste ou injuste.
 
En lisant « Le Voyage Imaginaire », et en se penchant sur les pages consacrées à la Révolution en cours puis établie, le lecteur que je suis, éloigné du politique et méprisant la politique, voit avant tout dans cette écriture de l’ironie, de l’amusement, du jeu. Les évènements ne sont pas vécus comme vecteurs idéologiques mais bien comme vecteurs du jeu, comme support  du monde créé, et la digestion du quotidien de Lolia et Osska a nécessité cette appropriation de l’évènement. Appropriation neutre, éloignée de toute idéologie. Car, que la Russie se fasse impériale, soviétique, ou stalinienne, ne demeure que ce voyage, ce rêve d’enfant, qui grandissant, devient parfois de l’Art.
 
 

Jonathan Aleksandrowicz.

 
PS : Doit-il cependant rester en dehors du monde, du bruit et de sa fureur ? L’Art doit-il rester forme pure dont la matière n’est que support, une création en boucle, autocentrée ? Certains en font au contraire une arme contre les tempêtes, en prenant part à corps perdu à une lutte morale opposant une certaine idée de la liberté à l’oppression. Si je ne crois pas forcément à la pérennité de cette incarnation de l’Art,  cet engagement conjoncturel, je ne peux que m’incliner devant le courage des trois artistes russes membres des Pussy Riot condamnées à deux ans de camp d’emprisonnement après une parodie de procès : Nadejda Tolokonnikova, Maria Alekhina et Ekaterina Samoutsevitch.
 

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