Si Anne Frank était toujours vivante, planquée dans le grenier de la maison que vous venez d’acheter, et de surcroît une emmerdeuse de première, comment réagiriez-vous ? À partir de ce délirant postulat de départ, Shalom Auslander bâtit la trame de son nouveau et surprenant roman L’Espoir cette tragédie (Belfond). Après un premier coup de maître avec le récit autobiographique La lamentation du prépuce, suivi de l’hilarant recueil de nouvelles Attention Dieu méchant, Auslander poursuit son oeuvre iconoclaste.
La bâtisse bien tranquille perdue en pleine campagne de l’État de New York où emménagent Salomon Kugel, son épouse et son fils, a tout de La petite maison dans la prairie. Mais ces Ingals version ashkénaze, auxquels s’ajoute la mère hystérique de Salomon, mythomane obsédée par la Shoah au point de s’inventer un passé de déportée alors qu’elle est née à Brooklyn en 1945, vont rapidement déchanter lorsque Salomon découvre qu’une femme de 80 ans squatte son grenier. Et pas n’importe laquelle : Anne Frank, qui rame sur l’écriture de son futur et second best seller. Pensez, 32 millions d’exemplaires vendu de son Journal, ça met la pression pour la suite…
Fort de cette idée déjantée et quasi-hérétique de ressusciter l’icône Anne Frank, plus ou moins esquissée dans L’Ecrivain des ombres de Philip Roth, Shalom Auslander entraîne son lecteur dans une réflexion sur l’après-Shoah. Comment en parler, comment transmettre, comment l’écrire, comment se « projeter » dans un tel gouffre, comment vivre avec le poids de la culpabilité ? Auslander est indubitablement un auteur doué, ses deux premiers opus ont largement démontré son art du comique, de l’irrévérence, et l’acuité de son regard sur ses contemporains. Ici encore, on reste impressionné par la puissance humoristique de certaines situations et dialogues, telle cette scène où la mère de Salomon, alors encore un enfant, lui montre un livre consacré au camp de Buchenwald, et lui présente des photographies de fosses communes :
C’est ton oncle, disait-elle. Là, c’est la soeur de ton grand-père. Et là, c’est le père de ton cousin.
Ça, c’est quoi ? avait-il encore demandé en montrant l’abat-jour qu’elle avait posé sur sa table de nuit.
C’est ton grand-père, avait-elle répondu en poussant un profond soupir. Puis elle avait enfoui son visage entre ses mains et éclaté en sanglots.
Attrapant l’abat-jour, il l’avait retourné en tous sens. Ça, c’est Zeide ?
Mère s’était alors aussitôt ressaisie et avait acquiescé d’un signe de tête. Tu as vu comme ils nous traitent ? avait-elle murmuré. Il n’y a pas de paix, jamais de paix. Partout où nous allons, nous nous cachons. Toujours et encore plus de terreur.
C’est marqué Made in Taiwan, avait-il observé.
Mère l’avait dévisagé, la déception se mêlant à la fureur dans ses yeux bouffis par les larmes.
Bon, ils n’allaient pas mettre Made in Buchenwald quand même ? avait-elle rétorqué d’un ton cinglant.
Si les traits acerbes de Shalom Auslander parcourent cette fable sensible et drôle, l’auteur nous interpellant avec mordant sur la fascination troublante que peut exercer l’Holocauste et sur le mythe de l’espoir – qui finalement pour Auslander, délibérément pessimiste, ne contribuerait qu’à rendre pire le monde dans lequel nous vivons – il reste malgré tout une impression frustrante à la lecture de L’Espoir cette tragédie. Comme si une bonne idée ne suffisait pas à faire un bon livre, et qu’Auslander avait finalement utilisé ce qui aurait fait l’objet d’une extraordinaire nouvelle ou récit court, pour les besoins d’une fiction qui se perd souvent en chemin par ses longueurs. Défaut de jeunesse d’un écrivain brillant, qui, au cours d’une interview, a déclaré « en fait, j’ai juste écrit quelque chose qui m’a fait rire ».
Alain Granat