C’est toujours avec appréhension et beaucoup de réticence que j’aborde Alain Finkielkraut. Un peu comme Jean d’Ormesson, fascinant et aussi passionnant à entendre, que sa littérature me semble absconse. Et puis il y a chez Finkielkraut une double face que je n’arrive jamais à cerner : comment est-il passé d’un état de révolutionnaire maoïste à un positionnement permanent de néoconservateur ? Comment peut-il continuer à tenir contre vents, marées et invités contraires, cette posture permanente de trouble-fête du paysage audiovisuel et littéraire ? Finkielkraut séduit autant avec ses inépuisables connaissances bibliographiques qu’il s’accroche à son rôle de chantre convaincu et presque convaincant du sempiternel « c’était mieux avant ».
Au commencement était la polémique, une analyse hâtive et ratée que ce brillant esprit n’a jamais voulu assumer. Au détour d’une interview au quotidien Haaretz, on a entendu l’intellectuel décrier cette France black-blanc-beur de la coupe du monde 98 qu’il n’arrivait pas à cerner. Comment un auteur aussi impliqué dans l’analyse de notre société a-t-il pu se laisser prendre au piège de ses peurs ? Comment le fils d’immigrés juifs polonais s’est-il enlisé dans l’inquiétude identitaire par une position radicale presque paranoïaque ? Depuis, de controverses en dérapages, Alain Finkielkraut mène une véritable croisade contre le multiculturalisme qu’on pourrait concevoir, s’il ne l’érigeait pas en une exigence proche de l’idéologie. C’est en ce sens que « L’identité malheureuse » ne se contente pas de dresser le tableau d’une crise identitaire française, réalité véritablement préoccupante, mais fustige une jeunesse, un consensus et des banlieues davantage préoccupées par leurs origines que par leur contribution au projet commun. On le sent effrayé, accablé par cette France devenue « auberge espagnole » où, au terme de son examen, il affirme sans nuance et de façon très radicale que « les mots d’assimilation ou même d’intégration perdent toute pertinence« . On doit louer une analyse loin de la tentation bien-pensante et des faux-fuyants, mais on peine à le suivre dans une démarche certes passionnante mais qui pêche par le manque de nuance.
La lecture de « L’identité malheureuse » confirme que l’essai est en réalité l’autobiographie d’un forcené, d’un forcené de l’intégration à l’attention des français d’aujourd’hui. L’affaire du voile des collégiennes de Creil en 1989 est revue au prisme de la révolution de 1789, et 1968 est en filigrane de l’impossibilité d’assumer sa féminité dans les quartiers dits sensibles. Enfin, Jules Ferry est convoqué au ban de la nation, comme Montaigne, Pascal et Barrès au chevet de la France. On ne badine pas avec l’identité que l’auteur promeut désormais comme un défi insurmontable plutôt qu’un vertige qui engloutit ses Grands Hommes, sa grammaire, ses arts et sa civilisation chrétienne. Exécrant à juste titre la langue de bois autant que le jeu des apparences ou des faux-semblants, Finkielkraut s’indigne vraiment, et à toutes les pages, n’épargne personne. Son inquiétude est permanente, presque obsessionnelle. C’est ce qui peut être dérangeant, notamment lorsqu’il s’exprime sur la repentance ou s’exprime avec sévérité sur le patriotisme. On l’imagine à chaque débat télévisé, lecture ou rencontre, comme il doit être intérieurement terrorisé par le retour imminent à l’état de nature cher à Hobbes.
Il y a une sorte d’intransigeance républicaine inouïe chez Alain Finkielkraut, sorte de grand inquisiteur de la raison, des traditions et des canons de l’identité de la France. Une certaine pression intellectuelle à fourbir ses appels exigeants et incessants à une laïcité de combat, un trop plein de grandeurs et splendeurs de « l’école d’avant », ses blouses, son respect et la déférence absolue au maître. C’est un peu le classement des personnalités préférées du Journal du Dimanche, passé au feu de l’arme de destruction massive de l’intellectuel hyper-exigeant et intraitable à l’extrême. Il ne laisse aucune chance au jeune de l’année 2014, ni au moindre rebelle et encore moins aux nouveaux mouvements contestataires. Désormais, décadence, tout est décadence. Finkielkraut est un nostalgique brillant mais anxieux. La transmission des valeurs républicaines est en danger, l’Occident est démissionnaire et les communautarismes menacent. Sous couvert de faits-divers marquants, de problèmes réels galvaudés et de tensions sociales persistantes longtemps niées par un paternalisme de gauche, Finkielkraut excelle dans sa démonstration et l’inventaire de ses tourments. « Les territoires perdus de la république » composent à jamais son royaume d’Hadès.
L’identité malheureuse et le ton est donné ; « Le temps presse » écrit le philosophe, résolument antimoderne. Il survole nos mœurs doctement mais sévèrement, comme un percepteur de la IIIème république. Avec le regard inquisiteur mais inquiet de celui qui sonde jusqu’où peut aller le peuple de France dans ce processus sans cliquet retour, inexorable. Les minorités l’effraient, ce qui peut déranger, tant un esprit aussi éclairé et passionné que le sien ne devrait pas imaginer un culte de l’école et de la culture aussi figé, étriqué. L’essai interpelle car on ne doit pas considérer que l’identité française n’est que l’apanage des extrêmes. Mais même la vertu, écrivait Montesquieu, a besoin de limites. On regrette alors que Finkielkraut ne laisse in fine aucune chance à l’acculturation, à une France aux nouveaux visages, qui, sans forcément renier son passé et son œuvre, se construit encore par les réseaux sociaux, le virtuel et une certaine violence qui ont aussi un sens dans l’écriture de l’Histoire.
Jérémie Boulay
L’identité malheureuse, de Alain Finkielkraut (Stock)
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Article publié le 2 mars 2014. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2014 Jewpop