L’identité nationale du Juif français à New-York

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Hier, j’étais à un networking event pour avocats franco-américains. L’affaire était organisée par un ami de longue date. Format plutôt méconnu en France mais extrêmement populaire aux États-Unis, le networking event, « événement de réseautage » en français (LOL), sorte d’enfant d’amour de LinkedIn et de Tinder dans le monde réel, est l’équivalent dans la sphère professionnelle de la soirée « célibataires fraîchement sortis de prison » en club échangiste.
 
Les festivités se déroulent typiquement dans un bar d’hôtel ou dans la salle privatisée d’un restaurant. Une ou plusieurs associations professionnelles invitent leurs membres à se rencontrer, leur offrant généreusement deux ou trois heures pour tisser de façon cordiale et informelle le réseau sur lequel chacun entend s’appuyer pour réaliser sa propre version du rêve américain. En réalité, c’est encore plus rigolo : il s’agit pour les heureux élus de répéter 153 fois leur pitch professionnel, de boire des bières à 12 dollars pièce, et d’exposer, une fois l’effet désinhibant desdites bières intervenu, leurs vues perçantes et originales sur l’état socio-économique du monde connu.
 
Sans l’ombre d’un doute, cette dernière activité est celle où le Juif français fraîchement débarqué au pays du baseball et de la pizza au gratin de pâtes brille de ses mille lumières kabbalistiques. Qu’il s’enkyste plus durablement dans la société américaine et il finira bien sûr par réaliser que c’est juste parce qu’en bon Français, il a un avis sur tout. Mais pour l’instant, ivre d’avoir traversé l’Atlantique comme ses glorieux ancêtres la Mer rouge, il exerce en toute innocence le droit pervers d’expliquer à un interlocuteur médusé à quel point la France est foutue, archi-foutue, et combien l’esprit américain d’entreprise et de responsabilité convient bien mieux à sa propre nature profonde et à son ambition débordante que l’assistanat généralisé qui ronge la vieille Europe.
 
Ici réside un paradoxe migratoire rarement étudié : c’est précisément en s’efforçant d’adhérer comme un seul homme au modèle psycho-social du pays hôte — de devenir américain, quoi — que l’expatrié reproduit les stéréotypes nationaux qu’il trouvait ridicules en montant dans l’avion. Invités à un networking event, les Français ont un avis (négatif) sur tout ; les latins ne parlent que de faire la fête ; les orientaux font blague sur blague ; les Russes jouent les experts ès vodka ; j’en passe et des meilleures. Un phénomène étrange semble se produire à l’arrivée à JFK, qui redéfinit le rapport de chacun de ces êtres pourtant uniques et originaux à leur identité nationale respective. Si la même chose se passe à Roissy, pas étonnant que nos propres tentatives de débat sur l’identité nationale aient fini en eau de boudin : c’est plutôt un congrès de psychanalyse qu’il aurait fallu organiser.
 
Heureusement, aux États-Unis du moins, ça passe tout seul une fois que le sujet a pris ses repères dans la société d’accueil, sauf extrême incapacité à s’adapter (amertume et retour à la case départ sont alors au programme) ou profil d’authentique blaireau (et il deviendra le mec à éviter à tous les networking events). Mais pour les quelques mois ou années qui le séparent de cet eldorado psychologique, tant qu’il est encore convaincu de s’être arraché à l’hexagone comme les Hébreux à la férule égyptienne, le Juif français souffre en secret.
 
Il souffre des différences entre l’Amérique qu’il croyait connaître et aimer et le pays qu’il découvre au quotidien ; il souffre de s’être promis de ne pas caricaturer les Américains toutes les deux phrases comme un franchouillard de base et d’en crever d’envie ; il souffre de raconter à longueur de Skype à ses amis parisiens qu’il se sent encore plus juif qu’à Jérusalem, alors qu’il n’arrive même pas à suivre la prière de Kippour selon le rite local et qu’il ne comprend rien à ces gens qui se disent religieux mais qui s’assoient en couple à la synagogue et qui votent démocrate.
 
La bonne nouvelle, chers amis, c’est qu’en matière de souffrance, le peuple juif en connaît un rayon. Nous soignerons donc ce petit bobo psychique de rien du tout comme la tradition nous a appris à traiter tous les autres : par la raillerie et le sarcasme.
 
Rendez-vous la semaine prochaine pour la suite de la thérapie. N’oubliez pas de déposer un chèque au secrétariat en partant.
 
Rubin Sfadj
 
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© photos : DR

Article publié le 24 février 2014. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2014 Jewpop

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