Ce samedi soir, vous en êtes à votre huitième (neuvième ?) jackito (un mojito au Jack Daniels – parfaitement !) quand vous le voyez soudain passer la porte de l’établissement. Avec son chapeau sombre, ses petites lunettes, sa barbe abondante, sa chemise fermée jusqu’au dernier bouton, sa veste plus vieille que votre tante Alice et son pantalon coupé par un tailleur venu des steppes de l’Asie centrale, il a l’air directement échappé d’une schule de la banlieue de Grodno circa 1924.
En plus il connaît le barman, qui lui tape dans la main et lui lance, enjoué : « Ça va Ethan ? Une vodka-tonic, comme d’habitude ? ». Vous vous demandez ce qu’il fout dans cette ancienne usine à colle reconvertie en bar à cocktails bio du quartier de Bushwick (l’un des 25 « nouveaux Williamsburg » qui fleurissent aux quatre coins de Brooklyn depuis dix ans) où vous avez paisiblement décidé de vous laminer le foie ce soir. Vous vous dites que New-York est décidément une ville de fous, où des hassidim viennent s’envoyer des vodkas dans les bars branchés à la sortie de shabbat et où tout le monde a l’air de trouver ça normal. Vous vous dites aussi que quand même, il déconne, Ethan : avec sa trentaine visiblement bien tassée, il doit avoir une femme et huit enfants qui l’attendent dans son trois pièces de Crown Heights, et il trouve rien de mieux à faire que de venir dans un bar où on sert des lobster rolls pour l’apéro…
Il a dû remarquer que vous étiez en train de le fixer, parce que maintenant il vous sourit. Du coup, un peu gêné, vous souriez aussi.
— Salut, ça va ? C’est la première fois que tu viens ici, non ?
— Oui oui, je suis français en fait.
— Ah, j’adore la France. Le pays de l’élégance ! D’ailleurs c’est quoi tes chaussures ? Elles sont top.
— C’est… euh… des Grenson. C’est anglais.
— Ah oui, Grenson, je connais. Super marque. Top qualité.
— Merci, les tiennes sont… euh… pas mal non plus.
— Oh, tu sais, c’est juste des godasses. Je les ai trouvées aux fripes. D’ailleurs, tu préfères les fripes ou les magasins de marque ?
— Je… j’aime bien les deux.
— Tu sais quoi ? Je vais aux puces de Greenpoint dimanche. Ça te dit de venir ?
— Euh… pourquoi pas ? J’ai peut-être un brunch, je sais pas.
— Écoute, ajoute-moi sur Facebook : je m’appelle Ethan Kirschbaum. Tu bois quoi ? Je te paie un verre !
Stupeur et putréfaction : non seulement ce hassid fréquente les bars de hipster à la sortie de shabbat, mais en plus il vous drague ouvertement ! L’outrage le dispute à l’effarement. Mais vous faites fausse route. Regardez bien : au moment de commander sa deuxième vodka et votre dixième (onzième ?) jackito, Ethan enlève son chapeau, et dessous il n’y a pas de kippa.
D’autres menus détails retiennent à présent votre attention. Son chapeau, soigneusement posé sur le tabouret qui vous sépare de lui, n’est pas noir mais gris anthracite ; il y a une petite plume multicolore sur le côté. À y regarder de plus près, les verres de ses lunettes sont parfaitement neutres. Sa barbe n’a que l’apparence du laisser-aller : en vrai, il la fait tailler toutes les semaines chez un barbier de Chelsea, auprès de qui il insiste pour qu’elle ait l’air aussi naturel que possible, mais pas trop non plus, enfin vous voyez. Et maintenant qu’il a enlevé sa veste mitée, vous remarquez que sa chemise est encore plus slim que le Damart que vous avez porté tout le mois de février. Pour le pantalon, rien à faire : Ethan a un goût de chiotte.
Vous l’aurez compris, Ethan n’est pas un religieux mais un hipster. Un hipster juif — ce qu’on appelle, ici, un jewster. Malheureusement pour lui, vous avez beau être flatté d’avoir éveillé son intérêt, vous êtes surtout captivé par la JAP qui vient de commander une tournée de cosmopolitans pour elle et ses douze copines. Une JAP ? Mais qu’est-ce donc ? D’abord, ça se prononce « Djap ». Ensuite, vous en saurez plus au prochain épisode.
Rubin Sfadj
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Article publié le 25 mars 2014. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2014 Jewpop