"Vladimir Jankélévitch, la vie est une géniale improvisation" de Bruno Abraham-Kremer et Corine Juresco

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Rares sont les représentations théâtrales qui vous rendent à la fois heureux, vous donnant une furieuse envie de vivre tout en faisant appel à votre intelligence, et qui résonnent autant dans l’actualité. « Vladimir Jankélévitch, la vie est une géniale improvisation », adaptation scénique de la correspondance entre le philosophe et son fidèle ami et collègue Louis Beauduc, est l’un de ces spectacles indispensables dont Bruno Abraham-Kremer et Corine Juresco ont le secret.
 
En 1923, Vladimir Jankélévitch et Louis Beauduc sont élèves à Normale Sup. Ils ont 20 ans, sont « coturnes », partageant la même chambre et leurs désirs de laisser une trace dans l’histoire de la philosophie. Ce sera le cas de « Janké », ainsi surnommé affectueusement par ses élèves, qui deviendra l’un des penseurs majeurs du XXème siècle, tandis que son ami choisira d’enseigner la philosophie dans un lycée de Limoges. Durant 60 ans, ils échangeront par courrier et c’est cette correspondance que Bruno Abraham-Kremer fait vivre avec brio avec sa coauteur Corine Juresco, à travers une scénographie d’une belle simplicité qui voit le comédien évoluer du bureau de « Janké », sur lequel repose une enceinte  hi-fi, symbole de la passion du philosophe pour la musique, à une table d’écolier vintage, figurant l’univers de Louis Beauduc.
 

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En guise de préambule, Bruno Abraham-Kremer, parfait comme à son habitude, raconte comment il découvrit la philosophie niché sous le bureau de sa mère, professeur de philo, alors qu’elle donnait des cours particuliers. Il jouait avec ses soldats de plomb, les mettant en ordre de bataille sur le modèle des concepts que sa mère expliquait à ses élèves. Plus tard, c’est – encore – sur les conseils de sa mère qu’il se rend, adolescent, à une conférence sur Ravel, découvrant le titulaire de la chaire de philosophie morale à la Sorbonne qui le poussera, parmi tant d’autres, à devenir « l’acteur de sa vie ».
 
Retrouver par la voix du comédien les éclairs de fulgurance, les élans de liberté mais aussi les traits d’humour incisifs de « Janké », et parfois son inimitable et extraordinaire timbre de voix au travers d’extraits de ses cours, subtilement dosés lors du spectacle avec les musiques qu’il chérissait de Ravel, Debussy…, insuffle au spectateur une (over)dose d’optimisme ! Et aussi un regard empreint de nostalgie sur ce rare philosophe qui mit en accord ses pensées, ses paroles et ses actes avec une telle force. Impossible, en quittant le théâtre, de ne pas faire le parallèle avec les pâles figures médiatiques françaises de la philosophie contemporaine, dont les postures et écrits semblent tout droit sortis des « Précieuses ridicules » au regard de l’œuvre de l’auteur du « Traité des Vertus » et de « Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien« .
 

 
Sommet du seul-en-scène, cette « fin de partie » où l’on voit le philosophe, si pétri de culture germanique avant la Shoah et ayant depuis tiré un trait rageur sur celle-ci, répondre à la lettre d’un jeune professeur de français originaire de Basse-Saxe en 1980. Jankélévitch, alors invité de la célèbre émission de France Inter Le Masque et la Plume, s’exprime sur sa rupture définitive avec la musique et la pensée allemandes. « Les Allemands ont tué six millions de Juifs, mais ils dorment bien, ils mangent bien, et le mark se porte bien. Je n’ai jamais encore reçu une lettre qui fasse acte d’humilité, continue-t-il. Une lettre où un Allemand déclarerait combien il a honte. » Le jeune professeur lui écrit alors : « Que je sois né allemand, ce n’est pas ma faute ni mon mérite. Je suis tout à fait innocent des crimes nazis ; mais cela ne me console guère. Je n’ai pas la conscience tranquille. » Jankélévitch, ému par cette lettre qu’il attendait depuis si longtemps, l’invitera chez lui,  1, quai aux Fleurs, sur l’Île de la Cité, dans son appartement où résonnent ses trois pianos. Après cet interminable silence, c’est en musique que le philosophe inaugurera avec son nouvel et jeune ami allemand cette ère de réconciliation.
 
Il est un mot hébreu, Lehaim, « à la vie ! », qui résume à merveille ce beau spectacle. « On peut, après tout, vivre sans le je-ne-sais-quoi, comme on peut vivre sans philosophie, sans musique, sans joie et sans amour. Mais pas si bien. » disait le philosophe. Courez-voir « Vladimir Jankélévitch, la vie est une géniale improvisation », présenté jusqu’au 11 décembre au Lucernaire. En espérant une prolongation vivement souhaitée !

 
Alain Granat
 
Réservations : Théâtre du Lucernaire, du mardi au samedi, 19h, le dimanche 15h
http://www.lucernaire.fr/theatre/629-la-vie-est-une-geniale-improvisation-.html
 
Copyright photos :  Pascal Gély / DR

Article publié le 5 décembre 2016. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2016

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