L’autre jour, j’étais à l’aéroport de Tel-Aviv en direction de Paris, et en entendant une mère hurler le prénom de son fils : « Yechieeeel ! », je me suis dit, quand même, c’est beau. Je me demande ce qu’Éric, avec son prénom de bon Français, lui aurait dit, à elle. Alors pour comprendre comment on est passé de l’un à l’autre, je me suis livrée à une petite analyse sociologique de l’évolution des prénoms juifs en France sur trois générations. Le résultat en trois périodes.
Le temps des Gérard
Non mais c’est vrai, quoi. Le grand-père ou l’arrière-grand-mère, lorsqu’ils ont débarqué dans la France-des-droits-de-l’Homme, la valise dans une main et la machine à coudre dans l’autre, le shtetl et le palmier désormais cachés derrière les yeux, dans la mémoire, ils s’appelaient encore Yitz ou Shalom, Esther ou Malka. Mais après quelques mois au pays de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, ils ont vite compris que s’ils ne voulaient pas être déportés ou traités comme des métèques, il valait mieux porter un prénom qui sentait bon la baguette et le camembert. Alors leurs enfants seront Monique, Martine, René ou Pascal (peut-on faire plus chrétien que Pascal, s’il-te-plaît). Qu’ils soient du côté tschoulent ou dafina, voilà comment s’est dessiné le champ lexical des prénoms de toute une génération de grands-parents et d’oncles et de tantes, devenus « bien français » – surtout après les années quarante.
Pour certains, même appeler leur rejeton « Gégé » ne suffisait pas. Et, s’ils continuaient, par une fidélité plus forte que soi, à couper le prépuce de leurs fils – au risque que ceux-ci s’en retrouvent trahis, et envoyés un jour dans les trains d’où l’on ne revient pas, ils ont pourtant cherché à égaliser les pointes, minimiser les risques : ils ont coupé le nom. C’est ainsi que derrière des bons noms Français comme ‘Midal’, se cachent d’inavouables ‘Migdalevitch1’ ou autres « Stein », des noms à rallonge qui sentaient bien trop la Pologne et surtout, le youpin.
Parfois, même l’invisibilisation du nom juif, ça ne suffisait pas. Plus que le nom, il fallait couper le juif. C’est ainsi que bien des pères, comme celui de Jean-Claude Milner, ont refusé de se « réapproprier le nom juif », épousé une chrétienne et fait baptiser leur fils « en bonne et due forme », celle qui, croyaient-ils, permettrait de couper enfin avec le funeste destin d’une chaîne ancestrale perçue comme maudite2. D’où le développement d’identités schizophrènes dessinées par la dichotomie entre prénom chrétien et patronyme juif, comme chez mon beau-père, lui qui porte le prénom le plus français du monde : « François », à côté duquel le patronyme « Bernheim » ne faisait pas toujours bonne figure. Alors, comme beaucoup de juifs de sa génération, il a vécu entre deux mondes hostiles : insultes antisémites à l’école, refus de l’ombre de la judéité familiale à la maison, insultes antisémites au-dehors, refus de sa propre judéité au-dedans3.
Mais le « juif authentique », lui, rappelle Sartre, c’est celui qui à un moment se retourne vers le doigt accusateur de l’antisémite, et comme le dit Milner, se réapproprie son Nom.
La montée des Judith
Alors voilà qu’avec la génération des années quatre-vingt, la mode des prénoms semble avoir évolué, et dans les registres de naissance des familles juives, le changement est patent. Tu t’appelleras Jonathan, mon fils, ou David, tiens. Des prénoms royaux. Quand même pas Salomon, pour le coup c’est un peu trop connoté. Non parce que le biblique, c’est super pratique : on joue sur l’ambivalence : tu pourrais être juif, mais tu pourrais tout aussi bien être un bon chrétien – surtout protestant : t’as qu’à voir du côté des évangélistes aux États-Unis. Conséquence d’une assurance nouvelle fondée sur la re-création de leur État ? Sur la victoire de la Guerre des six jours ? Sur le début d’une prospérité et d’une – relative – tranquillité nouvelle pour les juifs en Occident ? Peut-être un peu de tout cela ensemble. Toujours est-il que j’ai grandi avec des Déborah, des Yaël, des Michael, et des tas de Sarah – sans compter l’envolée des ‘Rachel’ depuis Friends.
La revanche de Yechiel
Et comme si ce n’était pas assez, le passage vers le millénaire a marqué un nouveau tournant : soudain, il n’est plus question de Robert ou de Renée. Plus même de la polysémie bien pratique d’un Jérémie et d’une Nathalie. Non, là, on y va franco ! Voici venu le temps des Shirel, Ruben et Yehouda. C’est comme ça que ma copine Yael, qui vient d’avoir deux enfants, les a appelés, tranquille, Zusha et Moshe.
« Tu seras un juif, mon fils », semblent dire ces nouveaux prénoms. Comme si ces mères juives s’étaient penchées sur le berceau de la circoncision, et, en choisissant un nom indéniable, avaient voulu rendre obvie le signe de l’alliance d’ordinaire caché dans l’intimité des corps. Avec le prénom, elles posent la judéité de leur enfant à la figure de la scène publique, elles disent le juif au regard de tous.
Moi, franchement, j’aurais pas osé. Si Dieu me donne un fils, je crois que je lui donnerai un prénom un peu plus passe-partout ; du type Samuel. Même si le prénom a déjà été pris par mon copain catholique Ghislain, pour son fils qu’il a fait baptiser en bonne et due forme. Samuel, ça fait nom de code : il sera Shmulik pour les Insiders (spéciale dédicace à mon ami Samuel Ghiles-Meilhac, aka le seul et l’unique Shmulik ou shmuliki) et « Sammy » à l’aéroport de Dublin ou de Bali. Tranquille le chat. Invisible le juif. Il se dévoilera à qui il voudra, et il pourra aller peinard en Iran si ça lui chante.
J’aurais pas osé faire comme Yael, non. Peut-être que ma copine Yael, même si elle est ashké aussi, a moins d’inhibitions parce qu’elle a grandi à New York, dans un judaïsme très « sécure » pour reprendre l’expression de Cyrulnik. Le judaïsme désinhibé du pays où ils mettent des hanoukiot à côté des sapins de Noël dans les lieux publics. Elle a grandi sans penser que son identité juive pouvait être un stigma. Moi j’ai grandi en France, le pays qui fabrique des « Éric ». Et pourtant aussi en France, ça change.
Jew is beautiful
Cette nouvelle vague d’affirmation de l’identité juive ne signifie nullement que l’antisémitisme se soit tu en France. Il est même en train de se relever en Europe, la honte à peine lavée par quelques décennies de plaques commémoratives sur les façades des écoles. Il se réveille à nouveau à coups de tags dans les cimetières et les wagons de métro, comme la bête qui ne meurt jamais. Mais tu peux toujours traiter les Bagelstein de « Juden » à la bombe Jaune. « Guten Tag4 », te répondront-ils sans se départir de leur humour, transformant l’insulte en invitation.
Comme les Bagelstein, qui en rajoutent une couche sur l’accent bien juif de leur culture « bagel » : en allongeant leur nom de marque d’un « Stein » qui ne trompe pas, ils consacrent la dé-circoncision absolue du nom israélite, le retour du nom juif .
Les prénoms très hébraïques d’aujourd’hui, ils signifient que les juifs, après des millénaires d’échine courbée, ont décidé de prendre confiance en eux. Et ce retournement du stigmate culturel en fierté, façon « black pride », ne concerne pas que nous, les juifs, mais aussi les reubeus, les bretons, les corses et les autres5 : il parle d’une des conséquences paradoxales de la globalisation culturelle : le retour aux néo-traditionalismes, et aux revendications identitaires6.
Éric, il est le rejeton d’une époque des identités dissimulées. Moi, celle d’une époque des identités ambigües. La mère de Yechiel, elle, vit dans celle où les prénoms juifs, musulmans et régionaux se taillent la part-belle dans les maternités7, témoignant d’une montée des revendications identitaires locales qui n’a pas échappé aux sociologues8.
Et tant que ça ne tombe pas dans le fondamentalisme, la revendication d’une culture spécifique, je trouve ça beau. C’est pourquoi, devant la porte d’embarquement, je me réjouis d’entendre cette mère trop bruyante beugler son énième « Yechiel ! ». « Dieu vivra. »
Mira Neshama
Lire d’autres chroniques de Mira Neshama sur Jewpop
1’Voir Fabrice Midal, Panser Auschwitz, Paris, Seuil, 2018. Voir aussi son interview sur Akadem
https://www.lepoint.fr/societe/fin-de-marie-affirmations-identitaires-et-regionales-la-france-vue-par-ses-prenoms-27-02-2019-2296854_23.php
© visuel de une : peinture d’Isidor Kaufmann / DR
Article publié le 27 mars 2019. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2019 Jewpop
nous avons prénommés en 1982 et 1985 nos deux garçons François-Xavier et Charles-Henry.Si nous avions eu une fille onl’aurait prénommée Exaveline( féminin de Xavier).
Mon fils, né l’année dernière, se prénomme Léon 😉 #BackInTown
Bonjour,
Mon nom de famille est PASCAL, et je suis juif. Mon nom vient de Pessah. On parle d’ailleurs de l’agneau Pascal. Toda
Ado (1980’s), j’avais un copain de classe dont le nom de famille était l’inversion des deux syllabes de son judaïsme. C’était dit par la bande, comme un petit secret « entre nous » et semble-t-il lié à la shoa. En y réfléchissant bien, ça a dû participer de ma sensibilisation au sujet.
Mira, je decouvre ton article avec quelques semaines de retard … merci pour ce moment ! C’est hyper drole.
En passant, il faut noter les prenoms des rabbins francais: de Ernest (Gugenheim), Alexis (Blum), Gilles (Bernheim), etc etc etc, on passe maintenant a une onomastique bien plus communautariste…
[…] en France avant la seconde guerre mondiale et qui fuyaient les persécutions en Europe de l’Est, donner un prénom bien franchouillard était l’espoir de se protéger de l’antisémitisme. François et Colette, ça passait quand même mieux que Isaac ou Shoshana. Ce qui n’aura pas […]