J’avais 10 ans en 1996 et c’est avec la nostalgie sublimée par les souvenirs d’enfance que je nous revois, ici avec mon frère, défier la gravité sur la balançoire devant un parterre de parents inquiets par notre conquête spatiale. En cette nuit douce et étoilée, nous venions de terminer le dîner au réfectoire du kibboutz et leurs membres, perpétuant l’idéal sociétaire qui les avaient menés là, continuaient de refaire le monde. Dix-sept ans plus tard, la nuit est plus fraîche. La balançoire a disparu.
Alors, je refais le mien, de monde, compilant mes souvenirs vécus ou fantasmés. Il y avait une ferme à Hanita, et j’avais été particulièrement intrigué par l’indifférence du cochon du village à nos grognements, et la lenteur avec laquelle les poules fuyaient nos jets de cailloux. En passant devant les courts de tennis, je me revois m’obstiner à jouer service-volée, avant de comprendre, quelques années plus tard, que cette stratégie ne pouvait pas réussir avec un service à la cuillère. À cette époque-là, l’ami de mon père, Baroukh, était prof de sport à Hanita. Il n’était pas rémunéré par le kibboutz mais jouissait, conformément aux principes fondateurs, d’une maison semblable à toutes les autres. Il prenait ses repas de midi et du soir au Heder Ohel (nom donné au réfectoire), d’où il pouvait regarder la télé. Lorsqu’il recevait un coup de fil, il devait y faire le trajet pour y répondre. Il n’avait pas non plus de voiture.
Aujourd’hui, Baroukh est toujours prof de sport, mais il donne ses cours au village d’à-côté. Il s’y rend en voiture, iPhone en poche. Tout travail mérite salaire, alors Baroukh est rémunéré. Il est propriétaire de sa maison, dans laquelle trône désormais un somptueux écran plasma 50 pouces. Sa femme, Orna, gère les commandes pour l’exportation chez Hanita Lenses, une société industrielle spécialisée dans la production de lentilles de contact, essentielle à la vie économique du kibboutz. Elle continue de prendre ses repas de midi au Heder Ohel mais doit y laisser quelques shekels. Le soir, l’endroit, qui représentait aussi bien géographiquement que socialement le centre névralgique de la vie au kibboutz, est fermé.
Hanita Lenses emploie désormais des travailleurs non-membres, qui voient le kibboutz comme un patron et perçoivent un salaire. Ils ne prennent pas part aux décisions de la communauté, et selon Youval, l’autre ami de mon père, les membres ne sont plus consultés. Même l’harmonie architecturale du kibboutz est bafouée par les nouveaux arrivants – comme cette maison traditionnelle au centre du kibboutz, qui passe pour être le garage du nouveau bâtiment attenant fait de briques et de marbre – devant l’indifférence du nouveau secrétaire général, qui de toute façon, ne vit pas à Hanita.
Pour attirer de nouveaux immigrants, le kibboutz fait gracieusement don de terrains somptueux qui surplombent la Galilée et le lac de Tibériade. On y construit, pour une bouchée de pain, des maisons à la valeur inestimable. Youval, lui, en est encore à négocier la réfection des tuiles de sa maison pour en devenir définitivement propriétaire, le prix à payer pour avoir consacré sa vie à ses convictions. Sa fille, Saphir, a pris la tangente et fréquente désormais une fac de Tel-Aviv.
Il est 22 heures à Hanita, toute la ville dort. Toute ? Non, la maison de retraite fait battre les derniers cœurs qui ont fait leurs classes de l’autre côté de la rue. Le kibboutz devient une pièce de musée qui évoque le passé plutôt que l’avenir. On ne le perçoit plus comme un idéal progressiste, mais comme un rêve dépassé. Alors le kibboutz s’adapte. Il raconte l’Histoire glorieuse de ses pionniers dans son musée qui accueille, chaque jour, des cars scolaires de tout le pays : La Tour et l’Enceinte, l’entraide, la communauté plutôt que l’individu, la Paix, maintenant.
Aujourd’hui, le kibboutz israélien représente encore 40% de l’activité agricole du pays, et 10% de sa production industrielle (pour seulement 1.7% de sa population). Il s’ouvre au tourisme et vend deux fois plus de nuitées aux israéliens (898 000) qu’aux étrangers (481 000), preuve s’il en est que ce modèle – au moins dans l’esprit – fait toujours partie du socle fondateur de la société israélienne. Comme l’écrit Shlomo Getz, chercheur à l’Université de Haïfa et spécialiste des kibboutz, «Il n’y a jamais eu de programme pour les kibboutz. Les kibboutz ont été créés par leurs habitants. Chaque fois qu’ils ont rencontré un problème, ils ont simplement essayé d’y apporter une solution».
Alors si le kibboutz doit mourir, il le fera comme il est né : les armes à la main.
Nathanael Dahan
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Article publié le 17 janvier 2014. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2018 Jewpop