Donner (la) vie à Jérusalem

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Avant-hier, c’était Yom Yerushalaïm, le jour où nous (les juifs, s’entend) fêtons la réunification de Jérusalem. Réunifiée, réunifiée… faut le dire vite. Parce que moi, j’y vis, et je n’ai absolument pas le sentiment de vivre dans une ville unie.
 
Car oui, on peut très bien vivre à Jérusalem sans jamais vraiment vivre avec les autres communautés qui y sont aussi. Un juif orthodoxe a son territoire d’orthodoxe, les musulmans ont le leur, les chrétiens aussi. Il y a bien les marchands de fruits et les chauffeurs de taxis, en majorité Arabes et que tout le monde se partage, mais disons qu’ils font partie du décor et du kitsch. Certains juifs, pour se gargariser de leur grande ouverture d’esprit, diront : « Mais j’achète mes fruits chez un Arabe ». Nécessité économique, ça ne compte pas vraiment comme interaction sociale entre égaux. Il n’y a pourtant pas de discriminations, chacun est libre de ses mouvements, mais il y a comme une frontière invisible entre nous.
 
Voilà, on se croise sans jamais se rencontrer vraiment. Ce que je veux dire, c’est que les Arabes, et les juifs laïcs, religieux et haredim de Jérusalem, ne faisons société à aucun moment. Nous ne fréquentons pas les mêmes écoles, ne mangeons pas dans les mêmes restaurants, n’écoutons pas les mêmes musiques. Je ne distribue pas les mauvais points, c’est un fait. Mais récemment, et pour la première fois, j’ai pu toucher du doigt ce que serait une Jérusalem réellement unifiée.
 
Ma Jérusalem à moi, la voici. C’est un hôpital. L’hôpital, où récemment j’ai donné la vie. Donner la vie à Jérusalem, c’est avoir un gynéco juif italien né à New York, un anesthésiste colombien qui parle français, une infirmière juive orthodoxe et un pédiatre arabe. Donner la vie à Jérusalem, c’est mettre sa vie, littéralement, entre les mains d’un chirurgien arabe, qui, tout en m’ouvrant, me murmurait « Allah Maak », « Dieu est avec toi ».
 
Donner la vie à Jérusalem, c’est croiser dans les couloirs voiles musulmans, perruques hassidiques, foulards de juives des implantations, mais ne voir que des corps fatigués, courbés, abîmés par une même épreuve. C’est se rencontrer à la cantine, se regarder et se comprendre avec empathie. Le sang, la merde, la sueur, ça a la même couleur et la même odeur partout.
 
C’est partager sa chambre avec une jeune arabe chrétienne, métaphore d’un territoire que l’on se dispute. Devoir s’accommoder des visites de l’autre, des pleurs de son bébé, de ses larmes d’épuisement à elle, que l’on entend à travers le rideau. C’est devoir trouver un arrangement pour les lumières. Elle a peur du noir, et moi j’ai besoin du noir complet pour dormir. Nous laisserons allumés les toilettes. Je me prends à rêver : et si la paix, c’était aussi simple qu’une histoire de lumière de chiottes ?
 
Quand je n’arrive pas à dormir, je me lève pour visiter la spécificité des maternités israéliennes, reste d’une mentalité communiste de kiboutz : la « tinokyia », littéralement, la nursery. Tous les bébés y sont alignés dans leur couffin, emmaillotés dans les habits de l’hôpital (ni riche, ni pauvre, ni juif, ni musulman, juste des bébés, tous identiques à mes yeux sauf le mien). Ils y passent la nuit, pour laisser dormir les accouchées.
 
Je regarde ces petits corps tout congestionnés et je compare leur ressemblance à la dissemblance de leurs parents. Je serai bien incapable de dire lequel est le petit hassid, lequel est le petit musulman, lequel est le petit juif. Je divague, je leur imagine un futur. Quand, dans toute leur vie, seront-ils aussi proches qu’ils ne le sont maintenant? Se recroiseront-ils même ? Peut-être seront-ils face à face, quelques années plus tard, alors que l’un sera le soldat chargé de disperser la manifestation du second ? Ils s’aimeront, se détesteront, s’ignoreront. Mais ils auront sans doute oublié qu’il aurait suffi d’une erreur pour que leurs destins s’échangent. Ils auront sans doute oublié, qu’à ce moment-là, braillards en culotte courte et ramenés à leur humanité première (manger, roter, chier, dormir), ils sont absolument indiscernables les uns des autres. Une société de petits chieurs. Voilà mon rêve.
 
Olivia Cohen

© photo : DR

Article publié le 19 mai 2015. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2018 Jewpop

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