« Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là ! »
(Victor Hugo, Les châtiments)
Bien sûr, tout finit mal, et je ne connais guère de vie s’achevant par un happy end. N’est pas immortel qui veut, et si survivance il y a, ce ne sera que celle du nom, pas celle du corps. Pour nous, matérialistes qui rêvaient de jouissance perpétuelle, quelle déconvenue ! Mais à y regarder de plus près, parvenir à sortir un nouvel album à 71 ans peut s’apparenter, pour un songwriter folk-rock-country-blues, au geste héroïque du survivant, voire au geste de défi quand le bonhomme s’appelle Bob Dylan, que son nom est déjà une légende, et que ses protest-songs tiennent autant de la prophétie que du Billboard top 100.
Avec « Tempest », il nous invite à une promenade sur les deux parallèles du blues, le fleuve Mississippi et la Route 61. Pour Bob, cette Route 61 a toujours été celle de la liberté, une verticale du nord au sud des États-Unis, celle qui fuie Duluth sa ville natale pour le mener jusqu’à la Nouvelle-Orléans : la route du blues, matrice du rock, mais bien plus. Elle lui a déjà inspiré en 1965 l’un des plus grands albums de l’histoire de la musique populaire, « Highway 61 revisited », le tournant de son œuvre.
Dans ce nouvel opus, il mêle sans complexe le bitume au courant, entrelace eau et terre, et nous entraîne dans un voyage qui brasse toutes les facettes de son œuvre. Ses inspirations blues s’affirment, et l’on reconnaît dans « Narrow way » ou « Early roman king », l’influence évidente de Howlin’ Wolf ou Muddy Waters, deux bluesmen qu’il considère comme ses modèles. Et, de fait, en ré-épousant le blues, la voix de Bob Dylan, de nasillarde est devenue rauque, grasse, forte d’un épuisement enfin viril.
Ainsi, écouter « Tempest » revient à entrer en riant dans un bar enfumé, en sentir l’ambiance poisseuse, se glacer devant les mines patibulaires des habitués, et commander une bière au goût de pisse servie dans un verre dégueulasse, comme dans les bons Quentin Tarentino, Robert Rodriguez ou Oliver Stone. C’est donc replonger dans le mythe de cette Amérique éternelle, celle de l’émission « la dernière séance » présentée par Eddy Mitchell, et en voir resurgir les années passées tout en y prenant du plaisir.
On appellera cela la nostalgie.
Le rythme de l’ensemble s’y prête à merveille. Horizontal, symétrique, il capte instantanément l’attention de l’auditeur et le plonge dans un état second. En écrivant ces lignes, je réécoute l’album pour la dixième fois et je ne peux me départir de l’impression de bateau à vapeur glissant le long d’un fleuve, d’où la mention plus haut du Mississippi. Pourtant cette constance n’est aucunement synonyme d’ennui ou de monotonie à l’écoute, car le phrasé de Bob Dylan s’y réinvente sans cesse, évolue avec fluidité et rappelle les différents styles expérimentés aux différentes périodes de sa carrière.
Pour illustration, « Long and wasted years », telle une prière, résonne comme ses collaborations avec The Band, « I pay in blood » est asséné avec la même provocation que l’était « Like a rolling stone », ou encore « Scarlet town » flirte avec l’album « Pat Garrett & Billy the Kid » dont est issu l’inoubliable « Knockin’ on Heaven’s door ».
Mais son « Tempest » ne déploie toute sa saveur et son ironie qu’avec ses paroles, qui évoquent, directement ou par allusion, certains géants de son époque : des titres de chansons de Bob Marley, des Beatles, des références au rhythm & blues de la Motown, voire à un tueur en série. Il me semble d’ailleurs que Bob Dylan se mette largement en scène dans Henry Lee, ce tueur en série raconté par « Tin angel ». Avec la distanciation de l’humour noir, il se voit comme le dernier de son époque : survivre, c’est parfois être un assassin.
Et plus encore, si le titre éponyme de l’album, avec ses airs de ballade irlandaise, a été lu par beaucoup de critiques musicaux comme l’étrange récit du naufrage du Titanic, il demeure avant tout celui des décennies libertaires de 60 et 70 – à croire que ces éminents spécialistes soient infoutus de percevoir la présence d’une symbolique somme toute assez simple, et l’usage si spécifique que Bob Dylan réserve à ses vers.
En lisant ses mémoires (Chroniques : volume 1, Fayard 2005), on constate sans ambiguïté qu’il n’a jamais hésité à sacrifier des strophes entières pour renforcer la fulgurance de ses métaphores et, surtout, que ses textes suggèrent autant, voire plus, que ce qu’ils semblent dire au premier degré. C’est que Bob Dylan voulait à l’origine que « Tempest » fût un album religieux, peut-être prophétique. Il s’achève en toute logique par des funérailles dans le chant brisé « Roll on John », funérailles de John Lennon apparemment, mais aussi celles de toute une époque.
Car Bob sait que tout finit mal, qu’il n’y a pas de happy end. Mais j’aime à croire qu’il s’en fout.
Jonathan Aleksandrowicz
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© visuels : DR
Article publié le 3 octobre 2012. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2016 Jewpop