L’absolu TOHU-BOHU règne actuellement en souverain. Un vrai chaos, autant d’informe que de néant. Les vassaux innombrables, déversent des mots ineptes, valeureux guerriers d’une justice sans alphabet. Quand la langue s’emmêle, que reste-t-il ? Ou plus exactement, qui reste-t-il ?
Puisque le mot se répand, se colporte, dégorge, essaime en circulation, en court-circulation tendu, des réseaux aux chants dit-on d’oiseaux, vain serait de lui chercher un sens unique ou stable, autre que le son qu’émet une rumeur. Montante. Une chose en vaut une autre. Et ainsi en va-t-il désormais de la langue. Il y a peu encore, ce qui était écrit, restait dans la demeure du sacré, elle était une vérité, fut-elle de propagande. Elle était garante de la preuve « par écrit », comme la signature assermentée du témoin qui « y était ». Depuis que l’on se dispute les joutes entre internautes et grandes brassées de frustrés sur le contrebas des articles de la toile – en guise de célébration de l’opinion-, ce qui s’écrit pourrait aussi bien se roter.
La digestion cependant est longue.
Qu’il semble loin le temps où l’on disait encore du langage qu’il bruissait (Barthes). Entre la chose et la parole, que seul l’hébreu signifie par un mot unique, « davar », il y a aujourd’hui un vacarme pestilentiel. Certains vocables laissés à l’abandon, s’en vont, loin des rives humaines, « émancipation », « conscience », « postérité », « serment » « instruction », « civilisé », d’autres en revanche cristallisent les passions, les refoulements médiocres, des mots valises en quelque sorte – sauf qu’ils désignent ceux précisément qu’on somme de s’faire la malle. Et lâches avec ça… !
Les mots qu’ils répondent ou non à une grammaire, seuls, sans lien, se répètent et se fracassent à leur propre échos.
« Disproportionnés » mes propos me diriez-vous ? Pourtant n’avons-nous pas, chacun, « résisté aux indignés », ou bien est-ce à ce point « indignant de résister » ? Je m’emmêle. Je reprends. Ne faut-il pas plus de « modération » dans le « deux poids deux mesures » ?
Les mots, les idiomes donnent du son, même aux plus modérés des serial killers dont on ne saurait donner la « mesure » du crime. C’est ainsi pourtant que se signifie la moindre allusion au peuple qu’on élit chaque jour dans les rues de Paris à grands cris. Non par la confusion seulement, mais par l’impensable. Car si l’acte de dénonciation est le crime, les mots d’ordre véhiculés, par des connotations s’annihilant les unes les autres, ne peuvent désormais plus se penser. Ni se contrer.
Nous étions jusqu’alors accoutumés à des sobriquets antisémites cohérents : cancrelats, vermines, rats, cancer de l’humanité, certes avec de sombres contradictions, capitalistes mais communistes, religieux mais apostats, endogames mais s’éprenant de partenaires aryens, etc… Cependant dans l’ensemble, la croisade barbare tenait dans la construction narrative et donc langagière de la haine. Tenait jusqu’aux portes de Tréblinka. « Exclure les Juifs, non vraiment, cela ne suffit pas ; les exterminer, cela n’est pas assez : il faudrait aussi les retrancher de l’Histoire, les retirer des livres par où ils nous parlent, effacer enfin cette présence qu’est, avant et après tout livre, la parole inscrite, et par laquelle l’homme, du plus loin, là où manque tout horizon, s’est déjà tourné vers l’homme : en un mot supprimer « autrui ». » – (Maurice Blanchot – L’entretien infini).
« Autrui » admettait l’autre, fût-il dans son anéantissement.
Dans la déferlante européenne qui ombrage très sévèrement nos cieux actuels, avec une obsession très prononcée pour l’explication par le mal, le juif est devenue la figure « impensable ».
Dans mes années universitaires, un court métrage de Jean Eustache nous avait été imposé comme illustration de la dérive du langage et de sa représentation symbolique et photographique : « Les photos d’Alix ». Je me souviens de la fascination que m’avait causé ce film dont les deux protagonistes eurent, dans la vraie « vie », la folie de traverser aussi les ténèbres de leur propre destruction. Alix Cléo Roubaud comme Jean Eustache firent de leurs représentations en spirale une tombe.
Parler, convaincre, argumenter, s’opposer, contredire, affirmer, infirmer, nier, expliquer semblent aujourd’hui couvrir le bruit de sabots de chevaux cloches et hagards qui courent au-dessus d’obstacles chimériques, dans la furie, chacun, d’une victoire sanglante. Mais le substantif « juif » et tout autre vocable s’y référant tombe, en référence obsessionnelle à la Shoah, dans un espace aveugle, angle mort de la projection de l’histoire européenne. La récurrence folle des poncifs antisémites auprès desquels prolifère l’irrationalité de la vindicte anti-européenne, sous une terminologie (grosso modo) anti « impérialiste », anti « colonialiste » datant de l’époque soviétique mais revigorée dans tout le monde arabe, a fusionné, dans le seul mot de « juif », dans ce que les astrophysiciens nomment « un trou noir ».
Ces millénaires de civilisations, de Lumières par dessus tête, de grands esprits, des progrès espérés dans les tunnels souterrains de la pensée web d’aujourd’hui, ressemblent à s’y méprendre aux soubassements de Gaza, dont ne surgit plus que la mort en rafale – et d’où le mot « nuit » ne se différencie plus de celui du jour.
Démonstration, non par l’absurde (hélas), mais en images :
Manifestation du 26 juillet dernier, place de la République. Des croix gammées associées aux magen david dans la rhétorique habituelle du juif nazi, photos à l’appui, cela va de soi…
Suite de la manifestation, photos d’enfants déportés et d’enfants de gaza peut-on supposer.
Jusqu’à là, vous suivez ?
Ici, c’est déjà plus confus. Sous la « Gloire des citoyens français », se tient un type avec masque à gaz ( ?), keffiah et une roquette sur laquelle est dessinée au feutre un magen david assorti de l’inévitable swastika, avec un peu de coloriage rouge au centre.
Dessin prototype de la propagande antisémite à ses heures de gloire, nul besoin d’expliquer, dénonçant la « main mise » du Crif sur la Race Inférieure Française (citation de Dieudonné).
Avons-nous perdu notre titre de nazi ?
Toujours pendant la manifestation, des jeunes hommes vaillants, aux couleurs du Maroc, de l’Algérie et de la Palestine, envoient, hilares, quelques quenelles et saluts nazi, non inversés cette fois.
Qui est le nazi en fin de compte ?
J’ai lâché l’affaire…
Un drapeau des djihadistes syriens, au califat prochain peut-être, mais aux massacres actuels certains, un jeune homme dressé sur la statue de la liberté s’affichant avec le salut nazi et deux croix gammées au pied de cette même « Liberté ».
Résumons : « Salauds de juifs, massacreurs, génocidaires d’enfants, NAZIS ! Salopards, Heil Hitler ! on vous gazera tous ! Envoie moi les quenelles ! Dans le cul les juifs ! Liberté ! Seig Heil ! … »
Ce charivari satanique ne cache pas sa haine. En effet, qui pourrait l’ignorer ? Mais moi, je cherche à comprendre de qui l’autre est la projection, le totem maudit dans cette aporie de l’enfer. Le vide infernal de l’être n’a-t-il plus d’autre ressource que d’expurger « l’impensable », pour se voir réinssuflé un sens – que la raison ne saurait égarer. Un sens enfin délesté du carcan de la loi, hors des sentiers contraignant de la pensée. Juste de la pulsion – de la plus réprimée à la plus destructrice – à laquelle il serait vain de chercher une issue.
La démence précoce était jadis considérée comme un mal exceptionnel, touchant en marge quelques jeunes personnes. Il était dit d’eux : « qu’ils étonnent par leurs singularités, leurs bizarreries. La conversation des uns témoigne d’une incohérence singulière où pas un mot n’est uni au précédent par un lien logique, des autres, elle est interrompue à chaque instant par un mot, une phrase toujours la même, qu’ils prononcent en criant. Leur attitude, leurs gestes sont encore plus extraordinaires : certains ont des tics constants, éclatent de rire sans motif apparent, ont des gestes puérils, maniérés ou bizarres. Pour tous, il y a pourtant une certaine cohésion dans l’ensemble de leur comportement, ou apparence de cohésion, malgré un vide intellectuel total. » (L’affaiblissement intellectuel de la démence précoce. René Masselon)
Gavé mais jamais rassasié de cette nourriture létale dont s’abreuve une partie du monde et la France aujourd’hui, la démence précoce y prolifère,- dans un feu de Bengale et de joie parmi une jeunesse à l’apparence assurée. La « Génération Gaza » ils disent ! Véritable ivresse des profondeurs, entre mortiers, destructions et insignes nazis, de la Bastille à la République. La Révolution du néant total.
Rabbi Nachman de Breslev nous avait, par son conte « Le roi devenu fou », indiqué un possible remède…
Un ministre dit un jour a son roi :
- La récolte est empoisonnée par un champignon, l’ergot de seigle.
Ceux qui en mangeront deviendront fous.
- Eh bien, il faut avertir les gens afin qu’ils n’en consomment pas, dit le roi.
- Mais, répond le ministre, il n’y a rien d’autre à manger et si on ne leur donne pas cette nourriture contaminée, ils mourront de faim et se révolteront.
- Eh bien, qu’on leur donne cette récolte empoisonnée et nous, nous puiserons dans la réserve de céréales saines, dit le roi.
- Mais, répond le ministre, si tout le monde est fou et que nous seuls restons sains d’esprit, alors c’est nous qui serons pris pour des fous.
Le roi réfléchit et concède :
- Bon, nous n’avons pas le choix. Nous devons nous aussi manger de cette récolte empoisonnée comme toute la population. Mais, ajoute-t-il, nous nous mettrons une marque sur le front pour bien nous rappeler que nous sommes devenus fous ».
Pourquoi pas, avant que la nuit et le jour, le langage et le cri, ne se distinguent plus ? En sachant que nous serons dès lors les seuls à pouvoir encore déchiffrer la langue qui jadis avait pourléché nos fronts…
Daniella Pinkstein
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Article publié le 31 juillet 2014. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2014 Jewpop
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