Le coût de la vie n’est pas la seule cause d’émigration pour la jeune élite Tel-Avivi. Un sentiment plus large de claustrophobie politique et sociale joue aussi.
Ces dernières semaines, les médias israéliens se sont fait l’écho d’un débat houleux et largement repris par la presse internationale sur ce qui a été appelé « L’alyah berlinoise » d’une partie de la jeunesse israélienne et son élément déclencheur, le prix du dessert « Milky » et le coût de la vie en général. De nombreux articles ont passé au crible le coût de la vie réel en Allemagne, le nombre exact d’Israéliens vivant à Berlin, et ont débattu de savoir si ceux-ci sont ou non des traîtres à la patrie.
En fait, il n’existe pas de statistiques exactes quant au nombre d’Israéliens qui émigrent vers l’Allemagne. Tout simplement parce que les critères du Bureau Central des statistiques d’Israël ne peuvent pas prendre en compte les installations « provisoires » qui durent moins d’un an, ni les inscriptions d’étudiants israéliens dans des universités étrangères, qui peuvent être un premier pas vers une émigration définitive.
Mais la question n’est pas là. Ce qui compte réellement, c’est que près de 40% des jeunes Israéliens envisagent de quitter leur terre natale, et comptent construire leur vie ailleurs.
Journalistes et politiciens ont souvent tendance à considérer ces jeunes comme des « enfants gâtés » – l’équivalence économique contemporaine de l’expression nefolet shel nemoshot (« un ramassis de mauviettes ») employée dans les années 1970. Examiner les raisons de cette population jeune, éduquée, laïque et issue des classes moyennes pourrait en effet permettre de comprendre ce qui cause à Israël une perte importante de son capital culturel, économique et politique. Les motivations qu’ils avancent pour expliquer leur volonté d’émigration donnent de précieuses informations sur les attentes d’un important segment de la population vis-à-vis d’Israël en tant qu’État, de la société israélienne, de ses aspirations pour le futur et ses déceptions quotidiennes. Leurs semblables, même sans avoir l’intention de partir, sont par ailleurs tout aussi susceptibles de partager ces inquiétudes.
Les résultats de mes recherches dans le cadre du mémoire que j’ai réalisé sur l’émigration israélienne (notamment via de nombreux entretiens réalisées à Tel-Aviv avec une population-cible d’Israéliens âgés de 21 à 35 ans, issus des classes moyennes, laïcs, et diplômés universitaires) montrent que si le coût élevé de la vie en Israël reste l’un des éléments motivant le départ, d’autres, parfois inattendus, contribuent largement à expliquer une telle décision. L’attirance et les attentes vis-à-vis d’un « ailleurs », que ce soit Berlin, New York ou Londres, dépassent largement le seul aspect économique et sont bien plus complexes.
Échapper à l’étouffement israélien
Une explication est récurrente lorsque les Tel Avivis expliquent les raisons qui les poussent à émigrer ou à envisager de le faire : l’étouffement. Dans chaque entretien, et dans nombre d’articles publiés sur le sujet, cette expression ressort. En explorant ce que cet étouffement recouvre, il s’avère qu’il inclue un large éventail de domaines.
La situation économique des individus leur semble être un fardeau quotidien et un défi constant pour parvenir à joindre les deux bouts. Même en travaillant avec acharnement, la jeune génération reste convaincue qu’elle ne s’en sortira pas. Qu’il lui sera impossible d’accéder à la propriété, et qu’il lui faut tout compter avec attention, particulièrement les courses au supermarché. Surtout, c’est le fait de ne pas pouvoir épargner « au cas où… » qui accentue leur sentiment de constante instabilité économique. L’ensemble du marché du travail est tenu pour responsable de cette situation : les faibles salaires, les contrats précaires et des horaires de travail extensifs.
Dans cet environnement économique ultra-compétitif et incertain, il n’y a pas d’autre choix que d’utiliser les kombinot (combines) et la protektzia (connaître la bonne personne au bon endroit) pour s’en sortir. Ce phénomène mène à un paradoxe et un écartèlement entre les principes et la réalité, puisque cette génération condamne ces stratégies en sous-main et cherche avidement une véritable méritocratie où elle serait uniquement jugée sur ses capacités individuelles et son efficacité professionnelle. Mais la réalité économique israélienne à laquelle ils doivent faire face les mène à conclure qu’il leur est presque impossible de faire leurs preuves dans cet environnement économiquement étouffant.
« Tel-Aviv est un kibboutz ». Cette remarque revient constamment et exprime un autre genre de claustrophobie. La sensation d’évoluer dans des milieux sociaux restreints, de connaître et de toujours interagir avec les mêmes personnes, est partagée par une grande partie de cette génération. Dans un pays de huit millions d’habitants, cette impression d’asphyxie sociale, puissante même si elle n’est parfois qu’imaginaire, nourrit ce sentiment d’étouffement. La perception du pays comme trop petit et son manque d’espaces naturels ouverts et sauvages est un élément important qui s’ajoute au sentiment de contrainte physique. Celui-ci est aggravé par le fait que la frontière Est d’Israël ne soit toujours pas totalement déterminée, nourrissant ainsi l’incertitude spatiale. La « Terre sainte » a de plus une haute valeur symbolique en termes religieux et nationalistes, ajoutant à cette dérangeante petitesse une dimension d’étouffement symbolique.
En outre, les violences auxquelles sont exposés les Israéliens, qu’elles soient issues de l’extérieur ou de l’intérieur de la société, sont souvent décrites comme l’un des motifs du départ. Le danger constant que constituent les régulières vagues de terrorisme, sinon la guerre, n’est pas seulement source de stress pour les individus mais oppose en plus les opinions quant aux réponses à apporter. La société israélienne est par ailleurs très polarisée sur des bases sociales et économiques, ainsi que sur des conceptions religieuses. Cet environnement stressant et oppressant renforce le désir de s’en échapper.
« Je donne beaucoup plus que je ne reçois »
La notion de répartition inégale des charges et de « donner plus que je ne reçois » sont des sentiments récurrents et couvrent de larges pans de la vie quotidienne de cette population.
À travers leur projet d’émigration, cette jeunesse éduquée exprime sa critique des élites politiques et intellectuelles ainsi que sa désaffection pour les institutions historiques israéliennes.
L’échec du mouvement social de 2011 (organisé en marge des institutions historiques israéliennes et particulièrement de la Histadrut) ainsi que les accusations de corruption qui pèsent sur une partie du personnel politique, accentuent le sentiment de déconnexion entre les classes moyennes et la sphère politique.
Les partis historiques et leurs représentants sont considérés comme incapables et peu désireux de répondre aux revendications sociales, et le nouveau parti centriste, Yesh Atid, qui avait placé ces questions au cœur de son programme, semble avoir déçu la plupart de ses électeurs. Une telle déception rejaillit sur l’ensemble de l’administration et des services publics, en particulier les systèmes de santé et de protection sociale, qui sont largement critiqués comme inefficaces et inadaptés aux besoins des classes moyennes. D’où le sentiment de payer des taxes trop élevées sans recevoir en retour les services pour lesquelles elles contribuent. D’autant plus que chaque citoyen a le devoir de contribuer à la société durant sa jeunesse en faisant son service militaire. Si la plupart des interviewés ont servi et considèrent cette obligation comme un devoir civique, ils regrettent et condamnent le fossé entre le sacrifice individuel auquel ils ont consenti pour la société, et la qualité des prestations qu’ils reçoivent en retour.
Toutes ces revendications et frustrations démontrent le besoin crucial d’une réévaluation du contrat social israélien. Les institutions historiques et mythes nationaux ne sont ni suffisamment remis en question et débattus, ni complètement soutenues par les élites intellectuelles du pays. Une jeune génération, tournée vers l’Europe, la future élite israélienne, exprime un sentiment d’abandon, qu’il se traduise par un départ ou non. Ne voyant pas d’avenir en Israël pour leurs attentes et aspirations, une partie décide effectivement de quitter le pays afin de pouvoir répondre à ce qu’elle considère comme ses besoins. Dans un tel contexte, un Milky moins cher ne sauvera pas Israël, mais un véritable débat et des changements politiques audacieux le pourraient.
Arthur Pacalet
Article publié dans Haaretz, traduit de l’anglais avec l’aimable autorisation de son auteur
Arthur Pacalet est étudiant en Sciences politiques et Affaires publiques. Il a étudié à Sciences Po et à l’Université de Tel-Aviv. Son mémoire sur l’émigration israélienne a été supervisé par le Centre de recherche français de Jérusalem.
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Article publié le 29 octobre 2014. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2014 Jewpop