Qu’on se le dise, le livre œcuménique est une gageure ratée dans la majorité des cas. Réunir des théologiens de diverses religions pour les faire dialoguer mène bien trop souvent à un résultat décevant, dans lequel le consensus mou le dispute à l’angélisme, et où les questions qui fâchent sont diplomatiquement évitées et balayées sous le tapis.
Ainsi, combien de fois n’a-t-on pas lu les poncifs rebattus sur les origines et les valeurs communes des trois religions abrahamiques, sur la nécessité du dialogue inter-religieux et du vivre ensemble ? (bisounours style) Ces déclarations creuses, même si parfois nécessaires, ne pensent rien, ne renouvellent rien de la réflexion religieuse sur le monde et surtout, elles commettent la faute de l’autruche qui fait mine de ne pas voir que l’existence de l’État d’Israël, le conflit israélo-palestinien, la violence, le statut de Jérusalem entre autres, questionnent dangereusement les notions religieuses de Terre Sainte, de souveraineté, d’identité.
Mais si les théologiens ont l’audace d’appuyer sur les points sensibles, de s’attaquer à ce qui, dans la réalité la plus actuelle et la plus politique, met à mal cette entente, alors le livre de théologie peut devenir le plus sulfureux, le plus subversif des livres politiques et même, pourquoi pas, fournir des outils conceptuels à la paix. Car il faut pouvoir penser la paix avant de la faire, il faut que cette paix soit audible pour les acteurs du conflit et donc que cette paix soit « religieusement » admissible par tous.
C’est le cas de cet ouvrage extrêmement dense où David Meyer, rabbin enseignant la littérature rabbinique à l’Université Pontificale de Rome, Michel Remaud, prêtre et docteur en théologie enseignant à Jérusalem et Tareq Oubrou, grand imam et penseur musulman, proposent tour à tour une lecture juive, chrétienne et musulmane des concepts de pouvoir, de souveraineté, de violence, le tout en s’appuyant sur les textes sacrés mais aussi sur l’actualité et les faits.
Par exemple, David Meyer élabore consciencieusement l’idée d’un exil de la souveraineté et l’applique ensuite aux cas de Hebron et de Jérusalem, en proposant ainsi une solution religieuse novatrice à ces questions brulantes. « La sainteté ou l’importance religieuses de ces deux lieux ne doit pas être confondue avec une obligation quelconque de souveraineté […] Ne pas « posséder » ces lieux n’implique en rien que ces derniers perdent leur symbolique religieuse identitaire et mémorielle pour le peuple juif. » écrit-il.
Sur Jérusalem, il va plus loin, et que l’on soit d’accord ou non, l’argumentation vaut que l’on s’y penche : « Plutôt qu’une capitale de deux États, il serait sans doute plus juste et religieusement plus sensé de rejeter l’idée que Jérusalem puisse être une « capitale ». Ni capitale d’Israël, ni capitale de Palestine. Dans une terminologie rabbinique, la ville serait littéralement à cheval entre le statut de Hefker et Hekdesh (termes halakhiques désignant respectivement un objet « sans propriétaire » suite à l’abandon du droit de propriété du propriétaire initial, et un objet qu’on a soustrait de la sphère du profane pour le consacrer à des fins religieuses). Quand on sait que les alternatives politiques aujourd’hui en présence sont la « Jérusalem Une et Indivisible capitale du peuple juif » ou bien « Al-Qods capitale de Palestine », on appréciera la finesse d’une telle proposition.
Si on peut regretter la formule malheureuse d’un Tareq Oubrou sur ce qu’il considère comme une « erreur historique du judaïsme contemporain » sans que l’on sache très bien s’il parle de l’existence même de l’État d’Israël ou bien de la colonisation, il reste à saluer un ensemble de très bonne qualité, où abondent les références savantes et stimulantes. La partie de Michel Remaud, la moins « originale », a toutefois l’avantage d’exhumer toutes les sources, encycliques papales et autres textes, sur les rapports de l’Église mais aussi plus généralement de la chrétienté (ce qui inclut la chrétienté orientale et orthodoxe) avec l’État d’Israël et la création d’un État palestinien.
Dans son excellente préface, Bernard Philippe, diplomate, analyse les enjeux d’une telle rencontre intellectuelle, véritable invitation à se dire les choses en face et à rendre à la théologie ses lettres de noblesse et d’efficacité : « Cette invitation s’applique à toute cette Terre, trois fois sainte et à chacun de ses peuples. Surtout si un pas, même le plus petit des pas, de part et d’autre, est fait pour avancer. Et pour qu’elle (re)devienne sainte, mais à une condition toutefois. Autrement sainte. » La formule toute lévinassienne porte un espoir qui est aussi un devoir : s’il est interdit d’ignorer, il est obligatoire d’interpréter.
Noémie Benchimol
Article publié dans l’édition française du Jerusalem Post, publié avec l’aimable autorisation de son auteur
David Meyer, Michel Remaud, Tareq Oubrou, La vocation de la Terre Sainte. Un juif, un chrétien, un musulman s’interrogent, éditions Lessius, 2014
© photos : DR
Article publié le 27 mars 2015. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2015 Jewpop
La vocation de la Terre Sainte, de David Meyer, Michel Remaud et Tareq Oubrou
8 minutes de lecture