Marceline Loridan-Ibens photo Jean-François Paga Grasset

"L'amour après" de Marceline Loridan-Ivens, avec Judith Perrignon

9 minutes de lecture

C’est au moment où elle perd la vue que Marceline décide d’ouvrir les yeux sur son passé amoureux. Au-delà de l’accroche de l’éditeur, et du titre un brin racoleur, ce récit, superbement écrit et construit, nous donne surtout à comprendre le mécanisme subtil qui a permis à cette survivante révoltée de s’apaiser.

Marceline Loridan-Iven L'amour après Jewpop

Sur un mode cinématographique, forcément, Marceline commence son récit par un flash-back. Pour aller du Jérusalem d’aujourd’hui au Paris de l’après-guerre, il n’y a qu’une page à tourner. Aucun titre n’ouvre le chapitre suivant, ni aucun de ceux qui ponctuent ces 157 pages. Le lecteur, la lectrice, remontent le temps et, guidés par Marceline, découvrent ce qu’elle extirpe de sa boîte à souvenirs – sa « valise d’amour » : lettre après lettre de ceux et celles qui ont un temps, fait partie de son intimité. Ces missives manuscrites sont aussi le moyen pour Marceline de procéder à un inventaire de ce qui a été au centre de sa vie : son désir d’indépendance et ses combats.

Au fil des pages tirées du passé, défilent sous la machine qui l’aide à lire, et sous nos yeux, ensuite, les mots écrits par des hommes qui l’ont aimée, et non des moindres : Georges Pérec, Edgar Morin… et bien d’autres encore. Elle en a épousé un, plus anonyme, avant de prendre conscience qu’elle ne pourrait jamais le suivre, ni mener la vie conventionnelle attendue d’une épouse en ce temps-là. Et pourtant, elle en a conservé le nom, Loridan, même après en avoir divorcé – pour finalement épouser, bien plus tard, celui du véritable amour de sa vie : le cinéaste néerlandais, Joris Ivens, de trente ans son aîné.

Marceline Loridan Ivens Joris Ivens

Joris et Marceline

“Peu adepte de la « fidélité bourgeoise », elle quitte les hommes mais ne les « désaime » pas”

Au passage, il est intéressant de noter que cette féministe engagée (elle rappelle dans ce récit les luttes auxquelles elle s’est jointe en faveur du droit des femmes à disposer de leur corps) a renoncé à utiliser son nom de naissance, celui de son père disparu à Auschwitz – Rozenberg – au profit de ceux des deux hommes qu’elle a épousés. Peu adepte de la notion de fidélité « bourgeoise » elle quitte les hommes mais elle ne les « désaime » pas. Même absents, même rejetés, voire morts, ils continuent d’exister, de la protéger. Ils sont ses « anges », écrit-elle avec la fraîcheur innocente que donne le grand âge.

Les êtres qu’elle a croisés jeunes, alors plein de doutes et de certitudes, sont souvent devenus des références politiques ou littéraires. Découvrir leur correspondance, leurs réflexions sur le contexte politique du milieu du vingtième siècle (si familières à certains d’entre nous) est aussi excitant que la lecture de cette autobiographie inhabituelle.

“Quand on a été déshabillée de force, comment apprendre à ôter ses vêtements en douceur, autrement dit à redevenir humaine ?”

La dissociation du début est saisissante : Marceline parle d’elle-même à la troisième personne. Ce détachement permet une observation quasi clinique du personnage, et de comprendre sa relation avec ce corps de rescapée, qu’elle n’habitait pas vraiment. Le subterfuge correspond bien à ce qu’elle décrit de « l’amour après » : l’incapacité fréquente des survivantes de ressentir un plaisir physique. Leur corps a été martyrisé, nié, humilié, comment pourrait-il devenir source de jouissance ? Quand, au camp, tout abandon, tout relâchement, appelait la mise à mort, comment une femme pouvait-elle ensuite se laisser aller ? Quand on a été déshabillée de force, comment apprendre à ôter ses vêtements en douceur – autrement dit, à redevenir humaine ?

Aucune complaisance dans cette approche d’un sujet délicat. Juste ce qu’il faut de transparence pour que le lecteur comprenne l’évolution de cette femme hors du commun : dévoreuse d’hommes, Marceline s’est également nourrie de l’espoir de lendemains qui chantent. Aujourd’hui, de même qu’elle écrit regretter l’abandon du nom de son père, elle sait reconnaître avec lucidité que peut-être, peut-être, elle était allée un pont trop loin dans sa perception de la politique mondiale. « (…) j’ai simplement eu besoin d’y croire, comme beaucoup d’autres au sortir de la guerre. Il n’y a qu’un balancier, faisant et défaisant. »

Scrutant, à l’aide de sa loupe, un groupe de femmes algériennes que son amie (et compagne de déportation) Simone Veil avait jadis contribué à sauver de la mort, Marceline Loridan-Ivens remarque : « Et je ne peux m’empêcher de les regarder à la lumière sombre d’aujourd’hui, puisqu’il est devenu si difficile à une femme arabe de laisser voir ses cheveux, ses genoux, ses chevilles, parfois même sa bouche, son nez. Le voile l’a couverte. Là-bas comme ici. Noir de préférence, comme le crêpe du deuil sur nos rêves. »

Et l’on comprend qu’à présent Marceline Loridan-Ivens nous recommande à demi-mot de garder les yeux ouverts, parce que rien n’est jamais acquis. Ni pour les femmes, ni pour les Juifs. Et pas juste en amour.

Cathie Fidler

Cathie Fidler est écrivain, auteur de plusieurs romans parmi lesquels Histoires floues, La Retricoteuse… du livre d’art Hareng, une histoire d’amour, co-écrit avec Daniel Rozensztroch et récemment d’un ouvrage consacré à son père le peintre et céramiste Eugène Fidler « Eugène Fidler, Terres mêlées » (Les Éditions Ovadia).
Gratitude, le blog de Cathie Fidler

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© photos : photo de une Jean-François Paga, Grasset / DR

Article publié le 9 mars 2018. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2018 Jewpop

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