Au journaliste Guillaume Erner, qui lui demandait sur les ondes si ce n’était pas trop impressionnant de partager sa langue avec le Dieu de l’Ancien Testament, l’écrivain David Grossman répondait : « Ani afilou lo marguish sheani kotev beslang shel malakhim » (1). Vous savez, moi, je n’ai même pas l’impression d’écrire dans l’argot des anges. Manière de dire que la langue de la création, dans sa version moderne, avait quand même adopté un tour nettement plus terre-à-terre. Il ne croyait pas si bien dire.
Dans ce réseau multimillénaire de mots et de sens que constitue l’hébreu, il y a plus d’une nuance entre l’occurrence biblique et son avatar contemporain. Un terme pourrait à lui seul illustrer ce changement, celui de « ḥashmal ». Qu’est-ce que ce « ḥashmal » ? Tout dépend justement du point de vue qu’on adopte. Pour les familiers d’Israël, le mot se présentera sous la forme d’une prise à embouts plats, assez dangereuse du reste (et pour cela en voie de disparition au profit des prises rondes à l’européenne), avec laquelle on se sera débattu à l’occasion pour essayer de brancher un sèche-cheveux ou un ordinateur. Vous aurez reconnu l’électricité. Pour un habitué de la synagogue, il s’agit de tout autre chose. Le ḥashmal rappelle le « Maaseh Merkava », la vision d’Ezéchiel, et par voie de conséquence (parce que ses mystères sont réputés si profonds qu’ils sont perçus comme un écho de la révélation) la fête de Shavouot (2).
Autant dire que ce second ḥashmal (le premier, en fait) n’est pas un concept de proximité. La preuve, personne ne sait trop de quoi il s’agit. A tel point que le Talmud, par endroit, conseille même à celui qui en aurait percé le sens de bien vouloir garder ça pour lui (3). Évidemment, cela n’a pas empêché d’autres savants de s’en donner à cœur joie en décrivant, qui une sorte d’ange de feu, qui des anges d’une autre fabrication, tour à tour bavards et taciturnes – tout ce qu’on voudra, mais pas de l’électricité, cela au moins est sûr. À moins de considérer le cas de cet enfant qui, ayant découvert le pot aux roses, aurait été consumé sur le champ par le feu d’un ḥashmal, comme une préfiguration de la fameuse prise à bouts plats ! Nous n’irons pas jusque-là.
L’affaire du ḥashmal, en fait, est tout à fait caractéristique de ce qui sépare l’hébreu biblique de sa version moderne, et de l’entreprise de celui qui en fut le père : le génial, l’érudit, le laborieux – en même temps qu’un des hommes les plus fous de sa génération, soyons clairs – Eliezer Perelman, alias Ben Yehouda. C’est lui qui, poursuivant l’œuvre de régénérescence entamée par les premiers maskilim cent ans plus tôt, est allé puiser à pleines mains dans la langue du passé pour recomposer, au-delà de la religion (et autant que possible au-delà des évolutions mishnaïque et médiévale de l’hébreu, qui sentaient trop leur diaspora) une langue authentiquement nationale, adaptée aux besoins du monde contemporain. Lui, qui finit par rendre palpable, au prix de son repos, de sa santé, de toute sa famille littéralement sacrifiée pour la cause, ce que Herzl lui-même – qui avait pourtant beaucoup d’imagination – jugeait parfaitement irréalisable : la renaissance de l’hébreu parlé.
Force est de le constater aujourd’hui que le « ḥashmal » existe. Chacun peut le rencontrer. À circonstances exceptionnelles, expédients extraordinaires : Ben Yehouda a eu rétrospectivement raison. Mais ce n’était pas sans consentir à un ultime sacrifice : le contenu traditionnel du mot. Voilà pourquoi les rabbins, comme Yitzkhak Zev Soloveitchik, le « Brisker rov » (rabbin de Brest, Biélorussie, avant de déménager en Palestine mandataire au moment de la Shoah), se sont vivement élevés contre l’usage de ce nouvel idiome qui apportait à leurs yeux une rupture fondamentale dans la chaîne de transmission. C’est pourquoi, aussi, plusieurs linguistes se sont demandé plus récemment si l’hébreu moderne devait encore être considéré comme une langue sémitique, ou bien au contraire comme une langue européenne, les plus radicaux proposant même de le rebaptiser « israélien » afin de bien le distinguer de son illustre ancêtre. Le fait que Ben Yehouda, dont l’idée de base était de remplacer l’identité religieuse par une identité nationale, puisse servir d’arme à détruire le sionisme, ne va pas sans une bonne dose d’humour. Mais tout cela va évidemment trop loin.
Il est vrai que l’hébreu moderne a emprunté et continue d’emprunter un nombre croissant de mots aux langues européennes : Mireille Hadas-Lebel, auteure d’un petit livre très clair sur le sujet, s’étonne (là encore, non sans humour) que « l’Académie n’ait pas trouvé d’autre terme que aqademia pour se nommer elle-même » (4). Vrai aussi qu’on assiste de nos jours à une occidentalisation constante de la morphologie (« ha-beth knesset » au lieu de « beth ha-knesset »), de la prononciation (les gutturales ayin ou ḥet ne sont plus guère audibles, ce qui fait par exemple qu’un terme comme « maḥar » en est venu à signifier deux choses distinctes, entraînant des problèmes d’orthographe), ou encore de la syntaxe (prédominance de la suite sujet-verbe-objet). Tout cela est vrai. Bien vrai. Tellement vrai qu’une traduction de la Bible en hébreu moderne a été rendue disponible au début des années 2000, venant grossir l’argumentaire des partisans d’une conception séparée des deux langues.
Ce que ces derniers oublient de dire, pourtant, c’est que cette récente entreprise se place clairement dans une perspective chrétienne et à visée évangélique (5). C’est qu’un locuteur actuel n’a pas grand mal à se figurer le sens d’un texte biblique ou rabbinique : pas davantage, en tout cas, qu’un locuteur français sommé de lire Rabelais ou Montaigne, pour lesquels des traductions en français moderne ont là aussi paru sans qu’on ait senti le besoin de rebaptiser la langue. Ajoutons enfin qu’en arabe aussi (qui aux dernières nouvelles n’était pas une langue européenne) les européismes ont grandement infléchi la grammaire ou le vocabulaire modernes. Si bien qu’il n’est pas difficile de deviner sous cette querelle judéo-israélienne des enjeux plus politiques que scientifiques : les Israéliens parlent-ils ou non la langue de la Bible ? Sont-ils des Hébreux ou simplement de doux (ou de moins doux) rêveurs ? Qu’est-ce que le sionisme ? Nous reviendrons sur ces questions un peu plus loin.
Faisons au préalable un petit retour en arrière.
Aucune langue ne fut jamais donnée ad aeternam. Le texte de la Torah présente dès l’abord un certain nombre d’archaïsmes, par exemple dans les terminaisons en –mo du cantique de Moïse (6), qui en témoignent. Des variantes linguistiques ont existé dans le temps : elles existent aussi dans l’espace, au sein même de l’espace juif, comme le montre l’épisode de la guerre qui fait rage entre les tribus de Galaad et d’Ephraïm, au livre des Juges. Les Ephraïmites prononçaient en effet le mot « shibboleth » (un épi) avec une sifflante à l’initiale : « sibboleth » (7). Ce détail en apparence insignifiant ne l’est pas du tout : il suffisait à les faire reconnaître et passer par les armes par leurs coreligionnaires.
Il est clair que la langue actuellement parlée en Israël, qui hérite d’une tradition longue de 3000, voire 4000 ans, n’a jamais constitué un corpus figé. L’hébreu biblique emprunte au sumérien (« ikar » : paysan, « kissé » : chaise), à l’akkadien (« mazal » : constellation, planète, « kerouv » : chérubin, de karibou qui désigne un taureau ailé), à l’égyptien (« ḥotam » : sceau, « souf » : roseau), au persan (« zeman » : temps), bien évidemment à l’araméen (qui aura une grande influence sur son système verbal). Après l’exil, ce sera au tour du grec (« sanhedrin » vient de sunedrion : assemblée siégeante, « piyout » de poiétès qui a donné le français « poète »), ou du latin (« mappa » : serviette, « vilôn » de velum : voile, sans oublier le cas de « oushpizin » : invité, que l’araméen avait lui-même fait dériver de « hospes »).
Une place de choix, à cet égard, est revenue à l’arabe. D’une part parce que cette langue sœur (on les qualifiera plus tard toutes deux de « sémitiques ») a l’avantage de la proximité. Ensuite parce qu’après l’expansion musulmane, la plupart des Juifs se retrouvèrent de fait pris dans sa sphère d’influence. Enfin, « parce que c’est une langue riche qui se prête à tous les sujets, tous les besoins, tous les orateurs et tous les auteurs ; son expression est directe, claire et capable de dire exactement ce qu’on veut, beaucoup mieux qu’en hébreu pour lequel nous ne possédons que ce qui a été préservé dans l’Écriture et qui est insuffisant pour les besoins d’un locuteur. » (8). Celui qui s’exprime ainsi, c’est Judah ibn Tibbon, patriarche d’une lignée de traducteurs espagnols émigrés en Provence aux XIIe et XIIIe siècles, qui entreprirent de rendre dans la langue de la Bible un certain nombre de livres arabes (notamment Maïmonide).
Pour ce faire les « Tibbonides », sorte de Ben Yehouda avant l’heure, mettront au point une méthode destinée à enrichir la langue des prophètes, ne s’interdisant pas de puiser à pleines mains dans celle du Prophète lorsque l’autre ne leur suffisait pas. Et c’est ainsi que des mots comme « merkaz » : centre, « laḥan » : mélodie, firent leur entrée dans le corpus hébraïque, tandis que d’autre mots déjà existants se gonflaient du sens de leur équivalent arabe : « gan » (jardin) pour paradis, « moussar » (morale) pour érudition, « ofer » ou « ṣevi » (faon et cerf) pour bien-aimé(e). Ce contact prolongé et intense avec le monde arabophone, alors à son apogée, insufflera une véritable seconde vie à la culture juive, tant sur les plans poétique (le fameux « piyout ») que philosophique (certains textes grecs resteront longtemps connus en Europe à travers leurs seules adaptations arabes).
À ce stade, la langue sacrée n’avait déjà plus guère à voir avec ce qu’elle avait été au commencement de l’ère chrétienne, au temps du Temple. C’est ce que remarquera beaucoup plus tard, et sans ménagement, un brillant sémitisant, Ernest Renan, qui affublera cette langue composite du sobriquet de « rabbinico-philosophicum ». « On voit », écrit-il, « à quel degré de barbarie devait mener le besoin d’exprimer des idées étrangères au génie de l’ancien hébreu. Il en sera ainsi toutes les fois qu’on voudra étendre une langue morte au-delà de ses limites naturelles et la développer artificiellement en dehors de sa portée primitive » (9).
On ne s’étonnera pas qu’un ancien séminariste de Tréguier et de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, plus porté à apprécier l’Ancien Testament que ses prolongements talmudiques, ne se soit pas montré très sensible au renouveau de l’hébreu. Plus étonnant est le fait que cet esprit, si peu juif dans son origine et son expression, ait orienté le prochain grand renouveau du monde hébraïque, en Europe cette fois, dans le sens d’une recherche d’un hébreu « épuré ». Et que les Juifs aient fini par se percevoir eux-mêmes comme des orientaux, donnant tête baissée dans ce néo-identitarisme avant la lettre que leur proposait le monde chrétien environnant.
C’est pourtant ce qui se passa, comme on l’a vu plus haut avec le cas du mot « ḥashmal ». Les Juifs émancipés, souvent fort ignorants de leurs propres traditions mais désormais instruits à l’école de l’Europe, se mirent à revisiter leur identité. Le fantasme des origines, propre à l’Europe, et la honte de leur condition (propre à certains Juifs) les amenèrent à investir à neuf des origines judéennes, considérées plus reluisantes. Ce faisant, ils faisaient un peu comme les Français, qui se revendiquaient alors des origines gauloises, ou comme les Allemands qui s’extasiaient devant des représentations grandioses du cycle des Nibelungen. Certes, Français et Allemands ne projetaient pas de remettre à flot le celte ou l’ancien norrois. Mais les Grecs, qui avaient accédé à l’indépendance quelques décennies plus tôt, n’avaient-ils pas relancé un idiome national basé sur la langue d’Homère et de Platon ? Le gaélique, le provençal, ne rêvèrent-ils pas d’en faire autant ? A l’âge des nationalismes, les langues furent partout brandies comme des étendards. Avec des résultats très variables. Les Grecs (avec le « démotique ») n’y réussirent qu’à moitié. Les Irlandais pas vraiment. Les Occitans (à quelques succès près) pas du tout. Aucune langue ne réussit comme l’hébreu à faire revisiter le passé de fond en comble. A tel point qu’on a parlé, qu’on parle encore, de « miracle » et de « résurrection ». Pas de doute, l’histoire de l’hébreu moderne, prise sous cet angle, est bien une histoire juive ! Quelque chose d’assez incompréhensible…
Mais venons-en au fait. Car ce sujet passionnant entre tous risque de rendre cet article un peu long, même pour un support qui ne requiert en principe ni encre ni papier (juste de l’énergie et des métaux rares). On passera donc sur l’histoire miraculeuse et ladite résurrection en territoire ashkénaze, depuis la haskalah (les « Lumières juives ») qui abandonna le yiddish pour le bon allemand et commença à poser la question du renouvellement du judaïsme parallèlement à son émancipation, jusqu’à Ben Gourion, qui milita pour l’abandon de la particule « eth », celle qui introduit le complément d’objet direct – sans succès apparent, puisque ladite particule a encore cours, même si là encore, des irrégularités dans son usage sont à noter.
Contentons-nous de dire que le nouvel idiome fut créé, et bien créé, et revenons à notre propos initial : l’hébreu, qui avait longtemps bénéficié d’une évolution encadrée par des lettrés, réintégra subitement le cours de l’évolution générale des langues. Un processus beaucoup plus anarchique. Il n’était déjà plus entre les mains des rabbins. Il ne sera bientôt plus dans celles de l’Académie hébraïque, dont le rôle s’est considérablement amoindri avec le temps, un peu comme celui de l’Académie française qui lui avait servi de modèle. Pour dire shampooing, en Israël, qui utilise aujourd’hui le mot « taḥpif » (même racine que « laḥfof » : se laver les cheveux) et non l’emprunt « shampou » ? Qui n’entend chaque jour résonner les mots de « hi », « bye », « yallah » ? Est-ce à dire qu’il y a quelque chose de pourri au royaume de Judée ? Indéniablement, en tout cas, quelque chose a changé. Le « miracle » de la « résurrection » de l’hébreu appartient désormais au passé.
C’est là, sans doute, le point essentiel. Et il dépasse de très loin les querelles de clocher évoquées précédemment. L’hébreu, en regagnant son statut d’oralité, a aussi regagné l’histoire. Il est devenu l’équivalent du français, qui un jour ou l’autre (d’ici une cinquantaine d’années, prédisent les plus pessimistes) formera un ensemble distinct de la langue de Molière, ou de l’anglais qui regardera Shakespeare comme on regarde Chaucer. Un jour ou l’autre, l’hébreu moderne se verra dissocié de son référent biblique. Il faudra bien s’y faire.
Ce constat assez simple ne prêterait pas forcément à conséquence si l’hébreu était une langue comme les autres. On bute toujours sur le même point quand on évoque les problèmes juifs : les choses seraient réglées depuis longtemps si ces derniers pouvaient se comparer aux Français ou aux Anglais, auprès desquels ils ont appris la politique. C’est tout le drame de ce petit pays – et aussi, disons-le, sa magie – qu’il n’en soit pas ainsi. Bâti sur un référent moderne, laïque, démocratique, il n’a jamais cessé de se définir par rapport à la parole biblique. Fût-elle réinventée. Un récent sondage montre qu’une large majorité de la population israélienne continue de considérer la Bible comme son texte sacré (10). Il ne fait que pointer du doigt (de Dieu ?) le décalage flagrant, et croissant, qui existe entre un imaginaire politique et sa réalité sociale.
Comme un malheur ne vient jamais seul, le problème ne concerne pas seulement Israël et le sionisme, dont la Bible constitue, on le sait, le socle du projet politique. Il met aussi à nu tout un pan impensé de la culture juive : celui de l’historicité du langage, et plus généralement encore celui du rapport entre Bible et histoire. Si Dieu, ou ses anges, parlent hébreu, de quel hébreu s’agit-il ? De l’antique langue de Moïse (avec ses finales en –mo) ? Du « rabbinico-philosophicum » ? Ou bien du « yallah bye » lancé à travers les rayons (pas toujours très cashers) d’un supermarché de Tel-Aviv ?
Sur ces questions, calme plat. Ou alors provocation stérile, plaquage brutal d’une logique impraticable, ce qui revient au même. Pourtant, les instruments ne manquent pas dans la boîte à outils des sciences sociales (philosophie, histoire, linguistique) pour proposer des pistes. Un Maïmonide, autrefois, les aurait employés sans complexe ; pourquoi ne serait-il pas possible d’en faire autant ? Manquerait-on de penseurs, de politiques, de rabbins ? Calme plat. Et pendant ce temps, l’histoire poursuit son cours. L’œuvre monumentale de Ben Yehouda est en train d’évoluer à vue d’œil. De devenir un créole sémitique, un peu à l’image de ce que fut l’araméen antique. Ou bien du yiddish, ce créole germanique venu trop tard à la gloire littéraire.
En résumé, l’évolution de l’hébreu n’est pas une nouveauté. Il y avait déjà bien des différences entre l’hébreu biblique et celui des sages ou des rabbins. Que le ḥashmal signifie aujourd’hui l’électricité, demain la fibre optique ou la fusion nucléaire, n’a pas tant d’importance. Ce qui est plus embêtant, c’est que les représentations persistent à greffer ce mot-là sur la parole d’Ezéchiel, sans réflexion et sans recul. Que cet hébreu-là ne cesse jamais de se revendiquer comme celui de la Bible, au mépris de la réalité, menant tout droit à ce constat absurde qu’un créole sémitique risque bientôt de se présenter aux Juifs comme l’armature unique et univoque de leur identité.
Le vrai problème, au fond, réside en ceci que le sionisme ait voulu rompre une chaîne de transmission souple et vivante, pour s’ériger tout seul, au milieu d’un paysage rigidifié, muséifié, comme une statue antique. Le fantasme des origines. Il ne faut pas s’y tromper, jamais les Juifs ne sont retournés dans le royaume de leurs ancêtres. La chose, pour Herzl, ne posait pas tellement problème : la religion entrait pour peu de choses dans ses projets et il aurait fort bien pu établir son État en Ouganda. Il n’en reste pas moins que sa démarche, comme celle de tous les États-Nations, emprunte une voie teintée de messianisme. Une voie anhistorique. Il ne faisait pas de doute, à ses yeux, que le sionisme abolirait mécaniquement l’antisémitisme. Bizarre transplantation d’un schéma juif dans ses prémisses, chrétien dans son application, et qui, retourné au monde juif, finit par accoucher d’une réalité difforme : on sait que c’est l’inverse qui est arrivé.
Les idéologies se ressemblent toutes, et courent toutes les mêmes dangers. Elles sont utiles en ce qu’elles provoquent d’abord l’enthousiasme, et puis elles mettent en place des logiques qui deviennent prédominantes une fois cet enthousiasme retombé. Et là commencent les problèmes. Le messianisme originel au moins, avait cet avantage de reléguer les fantasmes dans un futur hypothétique, et de ramener les têtes à la réalité. Prétendre élaborer un messianisme laïc, c’est ouvrir toute grande la porte aux fantaisies millénaristes, depuis le rêve d’un « grand Israël » (comme si ce petit pays pouvait jamais devenir grand) jusqu’à celui, inutile et dangereux, de la reconstruction du Temple, promis dans le vrai monde, quelle que soit l’option retenue, à toutes les désillusions.
Jamais, au long d’une histoire particulièrement longue, riche et mouvementée, les Juifs n’ont eu à leur disposition une seule et unique langue. Pas plus que Dieu, dans la Torah, n’a jamais eu un seul et unique nom. Le corpus biblique était encore en chantier que le monde juif parlait déjà massivement l’araméen, le grec et le latin. Les deux monuments les plus imposants de la pensée rabbinique (le Talmud et le Zohar) ne furent pas rédigés en hébreu, mais dans une langue à laquelle, pour faire bonne figure, on érigea un strapontin à côté de la langue sacrée. Et si cette dernière ne sera jamais oubliée, la littérature ultérieure eut massivement recours à l’arabe, ou bien à l’une quelconque des diverses langues européennes, pour exprimer ce qu’elle avait à dire. Sans que personne n’y trouve à redire.
Il n’y a pas de raison que cet état de choses se modifie. Ni que les Juifs, dont la richesse résidait précisément dans une vision privilégiée du monde, se fassent subitement monoglottes. Rien, dans la pensée ni dans l’histoire juive, ne justifie un tel appauvrissement et il est fort heureux que la politique israélienne, sur ce point, n’ait jamais complètement réussi : qu’on continue à parler russe, anglais, français, yiddish ou arabe à l’intérieur des frontières d’un État juif. Il faut le concevoir comme une bonne chose.
La renaissance de l’hébreu, immense succès, ne peut continuer à l’être qu’à condition que les Israéliens, que les Juifs dans leur ensemble, retrouvent la voie d’anciennes procédures avec lesquelles ils ont sciemment rompu. Certes, il a fallu un temps lutter pour imposer un idiome commun. Afin de communiquer. Mais Israël est désormais une réalité. Il a réussi. Les temps mythiques de sa construction peuvent être dépassés. Ce n’est pas un gros mot que dire qu’être juif ne se résume pas à être membre d’une nation. Ce n’est pas être « post-sioniste » que de dire que l’hébreu comme langue, le sionisme comme société et comme projet, ne peuvent être autre chose que des réalités métisses, imparfaites, multiformes. Des solutions pratiques, même très pratiques, en aucun cas des utopies intemporelles.
S’adonner sans réserve à une idéologie qui a déjà donné tous ses fruits, rester le jouet d’un ronronnement, d’une mécanique historique, sans la renouveler ni la repenser, c’est prendre le risque de transformer un rêve touchant en une réalité beaucoup plus déplaisante, pour ne pas dire cauchemardesque. Et de fournir une triste illustration à une réalité souvent vérifiée dans le passé, et que le français ne dit que trop bien : l’enfer est pavé de bonnes intentions.
Emmanuel Foucaud-Royer
Notes :
(1) « Les matins », France Culture, 03.09.2015.
(2) Le terme apparaît à trois reprises dans le livre d’Ezéchiel (1,4 ; 1,24 et 8,2), évoquant une vision lumineuse, sans que sa signification soit évidente. La Septante traduit « elektron », mot grec pour l’ambre. Et c’est sans doute parce que l’ambre est une ancienne matière électrique que Judah (Yehouda) Leib Gordon, poète de la haskallah, a ensuite donné ce nom à l’électricité.
(3) Ḥagigah 11b. A moins de trouver une personne assez « ḥakham » pour avoir accès à ces choses par elle-même.
(4) M. Hadas-Lebel, L’hébreu, 3000 ans d’histoire, Albin Michel, 1992, p. 163.
(5) Baptisée « Ha-Edout» (le Témoignage), l’édition a été publiée en cinq volumes par le pasteur Baruch Maoz aux éditions HaGefen.
(6) Exode 15,5.
(7) Juges 12, 6.
(8) M. Hadas-Lebel, op. cit. p. 99.
(9) M. Hadas-Lebel, op. cit. p. 106.
(10) Selon un sondage mené par le Collège Universitaire Herzog en 2015, 95% des israéliens possédaient une Torah. 68% qualifiaient le livre de « saint », 16% le voyaient comme un livre lié à leur identité, et seulement 9% affirmaient n’avoir aucun lien avec la Torah.
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Article publié le 28 juillet 2016. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2016 Jewpop