Le réalisateur Gregory Monro et Jerry Lewis, chez ce dernier à Las Vegas en Mars 2015
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Ma lettre à Jerry Lewis

17 minutes de lecture

 
Je me souviens des premiers mots que vous m’avez confiés : « J’ai toujours eu 5 ans ». Difficile de croire que cet enfant de 5 ans vient tout juste de nous quitter.
 
Cher Jerry,
 
Je suis profondément attristé d’apprendre que vous avez décidé de tirer votre révérence. Je me souviens de vos premiers mots lors de l’entretien que vous m’avez accordé pour mon documentaire sur votre carrière, il y a deux ans de cela: « J’ai toujours eu 5 ans ». Difficile de croire que cet enfant de 5 ans vient tout juste de nous quitter. Vous, l’illustre « Zinzin de Hollywood », grimacier et clown dégénéré à outrance, dans la lignée burlesque de vos idoles, Charles Chaplin et Stan Laurel. En disparaissant vous léguez au monde un héritage filmographique des plus riches. Pourtant, vous revenez de loin.
 
Né Joseph Levitch, en 1926, vous étiez fils unique et souffriez d’un manque affectif manifeste. Vous erriez la nuit dans les rues vides, stationniez longuement devant le théâtre où jouaient vos parents, Daniel et Rachel Levitch, artistes de music-hall. C’est votre grand-mère qui deviendra une maman de substitution.
 
À l’école, vous étiez déjà identifié comme « différent » et souvent exclu de la classe pour grabuge. Mais à la veille de la seconde guerre mondiale, vous baigniez déjà dans le monde du showbiz.
 
C’est en 1931, au President Hotel, un établissement balnéaire de Swan Lake dans l’État de New York, que vous faites votre première apparition sur scène, à l’âge de 5 ans, toujours. À 16 ans, vous plaquez tout et arrêtez les études secondaires pour devenir showman.
 
Le problème c’est que vous étiez timide et peu confiant. Puis un soir, alors que vos parents étaient sur les routes, une amie écoutait le disque d’une artiste britannique, Edythe Wright. Vous vous êtes soudainement mis à faire le clown et à mimer la chanson en playback pour la séduire. Un numéro était né. Durant trois années, vous ferez la tournée des cabarets avec ce numéro intitulé, « Jerry Lewis, imitations satiriques en pantomime ». En perruque de clown et redingote, seul en scène, vous êtes parvenu à surmonter cette timidité maladive.
 
Et puis, en 1946, il y a eu cette rencontre avec un autre loup solitaire des cabarets qui tentait péniblement de se faire un nom, Dean Martin. Votre première rencontre fut un véritable coup de foudre, le début d’une décennie inoubliable durant laquelle vous deviendrez le duo comique le plus sexy et le plus populaire des Etats-Unis. Dean sera le crooner tombeur de ces dames, et vous, le pitre. Ce qui demeure plus méconnu c’est que vous étiez à l’origine du concept du gamin et de son grand frère. Vous écriviez les sketchs, preniez toutes les notes, et partout, même sur un emballage de sandwich. C’était très innovant pour l’époque.
 
Malgré une séparation douloureuse en 1956, après des milliers de shows et de nombreux films ensemble, vous m’avez confié: « Il était plus qu’un frère, plus qu’un père, plus qu’une mère, pour moi. Et je pense à lui tous les jours depuis le jour de sa mort ».
 
De nouveau seul, vous ne saviez pas si vous alliez vous en sortir, ou sombrer dans l’oubli. Fort heureusement, votre réalisateur fétiche, Frank Tashlin, a cru en vous et vous a offert des rôles sur mesure comme dans « Cendrillon au grands pieds » (« Cinderfella »), dans lequel vous faisiez une descente (et une remontée) des marches remarquée, ou encore « Un chef de rayon explosif » (« Who’s minding the store ») dans lequel vous avez eu l’idée géniale de taper à une machine à écrire, invisible ! Un numéro qui restera votre plus célèbre marque de fabrique et que vous reprendrez sur scène jusqu’à nos jours.
 
Tashlin n’était pas seulement votre réalisateur préféré, il était aussi votre mentor, et c’est avec lui qu’est née votre passion pour la mise en scène. Film après film, il vous guidera vers vos premiers pas derrière la caméra.
 
Car en 1960, vous décidez de franchir une étape majeur dans votre carrière : « C’est ma plus grande histoire d’amour. Tous les soirs mon équipe rentrait seule chez elle et moi je la ramenais à la maison », me confiez-vous en me montrant une caméra. Comme s’il fallait que vous prouviez au monde que vous valiez bien plus qu’un gamin écervelé, cette grande histoire d’amour démarre avec « Le dingue du palace » (« The Bellboy »). Dans ce film d’à peine 70 minutes, sans scénario, mais bourré d’inventivité et d’une pluie de gags, vous rendez hommage aux grooms, à tous ceux qui ont un travail harassant, ingrat, aux petits au service des grands que nous ne remarquons même pas. Déambulation en zigzaguant dans les couloirs d’un palace, accidents avec des valises, promenade avec une horde de chien, qui en réalité vous promèneront vous.
 
Avec cette première réalisation vous démontrez que vous n’êtes pas seulement un pitre, mais un véritable artiste, dans la plus pure tradition du burlesque, le digne successeur de Chaplin, Keaton ou encore Stan Laurel à qui vous la dédiez.
 
Ce petit film que vous avez autoproduit, pour cause de producteurs trop frileux, et qui vous rapporte dix fois la mise, à de quoi les faire méditer. Ils ne réfléchiront pas longtemps avant de vous accorder enfin la ferveur des grands studios, lesquels vous laissent carte blanche pour votre seconde réalisation, « Le tombeur de ces dames » (« The Ladiesman »), en 1961.
 
Avec un budget digne d’un péplum et le plus grand décor jamais construit pour une comédie, vous devenez un technicien hors pair, un innovateur fou d’électronique. Vous inventez même le fameux retour vidéo sur un plateau de tournage, qui permet revisionner les prises immédiatement. Une invention géniale qui entrera dans les mœurs des tournages du monde entier. Pourtant, personne à l’époque ne met en avant cette révolution, les producteurs étant totalement déboussolés par ce que vous faites, et les critiques incendiaires à l’égard du gamin qui se prend trop au sérieux et qui ne les fait plus rire.
 
On vous taxe d’outsider, de rebelle refusant de se plier aux conventions, et vos films « d’expérimentaux ». Votre réponse ? « Le zinzin de Hollywood », en 1961, (« The Errand boy »), et « Jerry souffre-douleur » (« The Patsy »), en 1964, dans lesquels vous usez de vos armes comiques pour contrer tout ce beau monde en semant la zizanie dans les studios d’ Hollywood. C’est dire si vous entreteniez avec votre pays une relation pour le moins houleuse sur base récurrente d’un « je t’aime moi non plus ».
 
Conscient de votre image de clown hystérico-burlesque,vous avez souvent joué les trouble-fête quant à votre véritable identité. Que ce soit depuis vos débuts avec Dean Martin, au côté duquel vous incarniez un enfant dans un corps d’adulte, jusqu’au fameux « Dr. Jerry et Mister Love » (The Nutty professor »), en 1963, qui révèle vos angoisses et le jugement d’autrui sur sa seule apparence. Chacune de vos réalisations peut être perçue comme un message destiné à vos pairs et aux critiques, mais rien y fait, que l’on s’appelle Chaplin, Keaton, de Funès, Pierre Richard ou Jerry Lewis, la comédie demeure un genre méprisé.
 
Derrière le nez rouge, il y avait une histoire d’amour, celle d’un clown rebelle passionné par son art et le monde qui l’entourait, mais il y avait aussi la souffrance d’un artiste décrié dans son propre pays et adulé chez nous en France.
 
C’est votre grand ami français, Robert Benayoun, passionné de comédie, qui vous donnera vos lettres de noblesse dans les années 70. Les critiques cinématographiques français sont tombés amoureux de vous parce qu’en plus de susciter la curiosité vous incarniez une sorte d’exotisme, loin du cliché tape à l’œil, et auquel n’étaient pas sensibles les Américains. Comme vous l’a solennellement dit Louis Malle lors d’une émission télévisée en 1972: « Je crois que c’est un c’est un peu notre fierté, la critique française, et surtout Robert Benayoun, d’avoir été les premiers à le dire et à l’écrire. Parce qu’aux États-Unis, Jerry est considéré comme un cinéaste mineur, parce qu’il s’adresse aux enfants, on ne le prend pas au sérieux. Nous, nous pensons que son comique est d’une perfection absolue. Depuis qu’il fait ses films lui-même, depuis qu’il les écrit, qu’il les réalise, qu’il les produit, il est arrivé à une sorte d’extraordinaire invention à tous les niveaux de la fabrication d’un film ».
 
Si nous vous aimons, c’est sans doute aussi parce que vous incarniez le rêve américain. Et puis n’oublions pas que le burlesque est de conception typiquement française.
 
Mais malgré l’adoration des Français, des problèmes de santé vous éloignent des plateaux de tournage pendant un temps. La réalisation étant difficile à vivre pour vous, vous acceptez de tourner de nouveau pour les autres. Kusturica, mais aussi et surtout Scorcese, pour « La valse des pantins » au début des années 80, dans un rôle mémorable qui vous vaudra enfin la reconnaissance de votre pays. Ironie du sort pour vous qui me confiez n’avoir absolument fait aucun effort pour ce rôle: « J’ai lu des éloges, j’étais dans un rôle sobre, sans grimaces, sans chutes au sol. Et les critiques aiment ça. Jerry travaille enfin pour eux… », m’avez-vous confié, et si je peux me permettre d’ajouter, en leurs faisant un bras d’honneur mémorable en guise de conclusion.
 
Mais, au fond, Jerry, est-ce bien indispensable pour un comique de s’essayer au dramatique ? Comme vous l’avez si bien dit à Robert Benayoun: « Dans le monde il y a 10.000 hommes qui peuvent jouer Shakespeare, mais seule une dizaine peuvent faire le pitre ». Le monde que vous venez de quitter a bien plus besoin de rire que de pleurer, croyez-le bien.
 
Avec votre départ, ce n’est pas seulement une part de notre enfance qui disparaît, mais toute une époque. Et si les enfants que nous étions pleurent, d’autres enfants, tous ceux que vous avez soutenu pour vaincre la dystrophie musculaire lors de vos soixante années de dévotion au Téléthon, vous en seront toujours reconnaissants : « C’est ce dont je suis le plus fier », m’avez-vous confié.
 
Et puis il y a votre film testament, « Le jour où le clown pleura », aux côtés de votre ami Pierre Etaix, et qui demeure à ce jour dans les archives de la Librairie du Congrès. Rencontrant de nombreuses déconvenues lors de cette production, vous avez toujours refusé de le montrer. Comme un ultime cadeau d’adieu, vous vous êtes enfin résigné à en autoriser sa commercialisation. Mais il faudra encore patienter une huitaine d’années pour découvrir votre œuvre la plus secrète et sans doute la plus personnelle. Je serai donc aux premières loges de mon cinéma de quartier le jour où le clown lèvera de nouveau le rideau rouge.
 
D’ici là, le jour que nous redoutions tous est arrivé. En ce 20 août 2017, vous avez rejoint votre « grand frère », Dean, et vos idoles, Stan et Charlie. Si, au paradis, nous ne doutons pas qu’ensemble vous allez bien rire de nouveau, aujourd’hui sur terre, nous pleurons un grand parmi les grands. Comme l’a très justement dit un autre grand que vous avez bien connu, Pierre Richard: « Les grands comiques ne devraient jamais mourir. Le rire et la mort sont irréconciliables ».
 
Votre autre ami français.
 
Gregory Monro
 
Gregory Monro est acteur, réalisateur, scénariste et écrivain. Son documentaire « Jerry Lewis, clown rebelle » (2016) est consacré à l’œuvre et à la carrière de Jerry Lewis
 

 
Jerry Lewis, clown rebelle, de Gregory Monro, sera rediffusé sur Arte vendredi 25 août à 22h25
 
 
© photo :  Gregory Monro et Jerry Lewis, chez ce dernier à Las Vegas en mars 2015 / DR

Article publié le 21 août 2017. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2017 Jewpop
 

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