Grandir avec «Le rabbin congelé» de Steve Stern

6 minutes de lecture

 

« C’est le temps seul qui révèle l’homme juste ; un seul jour dévoile le perfide.  »

(Sophocle, Œdipe Roi)

 

Dans sa célèbre pièce «Peer Gynt», Henrik Ibsen concevait l’homme comme un oignon, différentes couches de caractères se superposant en pelures : sédimentation. Gravité d’une histoire capricieuse. Et, s’apercevoir chaque jour de nos difficultés à grandir, à nous élever, être adulte enfin, et trop souvent en constater l’impossibilité – combien d’entre-nous mourront vieillards adolescents ? –, peut faire surgir le désir de tout reprendre à rebours, remonter sa généalogie, et atteindre aux racines du mal.

 

Steve Stern choisi d’explorer ce jaillissement dans «Le rabbin congelé», joli roman métaphorique paru aux éditions Autrement.

 

Bernie Karp, jeune adolescent du Tennessee, mal dans sa peau, découvre un bloc de glace contenant un rabbin  dans le congélateur familial du sous-sol. Et par n’importe quel rabbin ! Le congelé est le  « miraculeux » Rabbi Eliezer ben Zephyr (inventé de toute pièce, je préfère préciser), autrefois connu pour sa piété et ses dons mystiques. Un Saint de cet acabit ne peut bien sûr être atteint par des considérations aussi dérisoires que la glaciation, il reste donc vivant un siècle après sa congélation. Et le bloc de glace finit bien vite par fondre. Au devenir de ce Rabbin de 1899 égaré dans la ville d’Elvis au XXIè siècle, va s’ajouter la question  du bloc de glace, ses pérégrinations du shteïtl jusqu’à Memphis.

 

Le coup de maître de Steve Stern est de faire du destin d’un bloc de glace la métonymie de celui des Juifs sur un siècle. Des pogroms d’Europe de l’Est à l’émigration vers New-York, en passant par la Palestine mandataire, toute une ronde de personnages, une chaîne de vivants, portée par un style qui rappellera Isaac Bashevis Singer. Tendre, âpre, cocasse, Stern se permet des références appuyées à la mythologie yiddish et aux classiques de sa littérature, Yentl en tête. En outre, ces passages nous offrent trois rencontres amoureuses qui réjouiront les amateurs de romance et font espérer que la déchéance et la souffrance ne fassent jamais obstacles à l’affection.

 

Le roman tourne vite au délire dès lors qu’est abordée l’adaptation – fort rapide – de Rabbi Eliezer Zephyr à son nouvel environnement : avide d’émissions de téléréalité et changement  en homme d’affaires. Steve Stern porte là une charge extrêmement violente contre l’usage qui est parfois fait de la mystique juive par certains rabbins, mercantilisme et manipulation, ainsi que l’attrait qu’elle peut exercer sur nos contemporains. Apparaît aussi en creux une féroce critique de nos sociétés matérialistes qui, non contentes de happer une idée et de la transformer en bien de consommation immédiate, recherchent le bonheur comme un produit qu’on achèterait.

 

Mais «Le rabbin congelé» est aussi l’histoire d’une maturation. De malhabile et insignifiant au début du roman, Bernie Karp se révèle à lui-même. La découverte d’une langue, le yiddish, puis celle de ses racines, le judaïsme, sont les premiers jalons à l’appropriation de son existence et à son inscription dans la chaîne des générations. Plus que métonymie du peuple juif, le bloc de glace devient métonymie de sa famille ; et s’il libère un rabbin en fondant, il fixe enfin un jeune homme. À ce titre, plus qu’un successeur des romanciers yiddish, Steve Stern se pose comme le brillant auteur d’un Bildungsroman, le classique roman d’apprentissage.

 

Le lecteur qui mettra l’accent sur ce point précis découvrira en seconde lecture un tout autre texte, dont l’étrangeté du style diverge nettement des passages racontant le cheminement du bloc de glace. Les 540 pages seront lues sans effort, ce petit pavé tenant aussi bien du page turner que du roman américain alternatif porté par Jim Dodge dont le «Stone Junction», plus fluide encore, est sans doute une inspiration à ce «rabbin congelé».

Il conviendra surtout que le point final du roman n’empêche pas la persistance d’une troublante vibration : la conscience d’avoir grandi un peu ?

Jonathan Aleksandrowicz

 

Steve Stern, Le rabbin congelé, Éditions Autrement, 540 pages. 23€

 
 

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