Samedi 20 heures : Elle fête en avance son dixième anniversaire. Soirée pyjama entre copines, colliers de fleurs et bonbons Haribo. Quelques cadeaux pour enfants, quelques autres pour pré-ados. Des BD, du vernis à ongles, un roman, des coloriages… Suivent une nuit quasiment blanche et un dimanche au ralenti pour tenter de récupérer avant le retour à l’école lundi.
Lundi 15 heures : Elle est confrontée à sa première insulte antisémite.
«Sale juive !», balancée dans le couloir par un garçon de son âge, en réponse à la question qu’elle venait de lui poser : « qu’est-ce que tu fais ? »
– Qu’est-ce que tu as répondu ?
– Rien. J’ai serré les dents pour ne rien répondre. Mais je l’ai dit à la prof.
– Et qu’a dit ta prof ?
– Elle lui a donné un mauvais point et lui a dit que ce n’était pas sympa de dire ça.
– Qu’est-ce que tu as ressenti quand il t’a dit ça ?
– C’était dit pour faire mal, alors ça m’a vexée.
– T’inquiète Poupette, juive tu l’es, et tu es très propre.
Mail au directeur. Mot à la prof dans le cahier de texte.
Sentiments mélangés de colère, de tristesse, de peur. Je ne pensais pas que ça pouvait arriver en primaire. Mon mari s’y attendait. Sans être juif lui-même, il savait que nos enfants vivraient ça. Toute leur vie. À nous de les blinder. Je ne veux pas blinder mes enfants, je veux taper celui-là. Engueuler ses parents. Les envoyer en stage à Yad Vashem. Je m’imagine déjà l’ambiance chez eux. L’antisémitisme comme culture familiale. Le discours haineux, banal, normal.
Mardi 11 heures : De passage à l’école pour des activités que j’encadre, je croise le directeur dans un couloir. Il veut me parler, mais là, il n’a pas le temps.
Je peux repasser à midi. Rendez-vous pris.
Texto à mon mari pour lui dire de nous rejoindre. On se retrouve à l’école à 12h15. Finalement, une grosse urgence l’empêche de nous recevoir. Il y a malheureusement parfois plus grave que les injures. Avant de s’enfermer dans son bureau, il nous rassure. Il y aura des conséquences. Le garçon a été entendu. Il doit faire un exposé pour la semaine prochaine. Sujet : recherche et réflexion sur les juifs et leur histoire. Le gars est en 4ème primaire (= CM1), c’est un travail ardu qu’on lui demande. Un débat est prévu ensuite en classe.
Il doit encore appeler les parents. Et interroger notre fille, qui selon le garçon, l’aurait elle-même agressé verbalement en lui disant « sale Marocain ! ». C’est mal d’insulter les gens. C’est mal de mentir aussi. On ne sait pas si tu es Marocain, Libanais, Qatari ou Martien. On s’en fout. On n’élève pas nos enfants comme ça. Ta camarade de classe ne sait pas d’où tu viens, d’où viennent tes parents, d’où vient ta bêtise. Elle sait que parmi tout ce qui la définit, il y a le fait qu’elle est juive. Tu ne l’injuries pas en lui disant qu’elle est ce qu’elle est. Et la seule chose qui est sale, c’est ta bouche, quand tu prononces des mots pareils. C’est ta lâcheté, de mentir pour ne pas avoir à reconnaître ton tort. Car si tu ne le savais pas avant, tu sais bien maintenant que ce que tu as dit est pourri, ça t’a conduit chez le directeur.
Nous rentrons. Échange de mails avec le directeur. Il a entendu notre fille, et la vérité. Confirmation qu’elle n’a jamais dit « sale Marocain ! ». Nous demandons une sanction en plus du devoir. Il considère qu’il faut rester mesuré et logique dans la graduation des interventions. En cas de nouveau dérapage, ce sera une demi-journée de renvoi. Soit.
Mardi 14h30 : Ta mère vient de m’appeler. Elle dit qu’elle a honte. Qu’elle ne t’a pas élevé comme ça. Qu’elle a des amis… enfin vous voyez. Elle n’arrive même pas à dire « juifs » tellement le mot a été sali. Elle ne comprend pas comment tu as pu dire une chose pareille. Que s’il y a bien une chose dont elle ne te parle pas, c’est de religion. C’est peut-être le seul moyen que tu as trouvé pour la forcer à t’en parler justement ? Dans le flot de paroles parfois confuses, elle précise que son mari est catholique. Elle se dit très choquée, sa voix tremble en effet. Je ne compte plus le nombre de fois où elle me présente ses excuses. Elle veut que tu écrives une lettre à la petite. Elle sait que tu aimes bien embêter les autres, mais là, ça dépasse tout ce que tu as jamais fait. Elle a l’air à bout. Tu vas passer un sale quart d’heure en rentrant ce soir. J’avais commencé par vouloir te dévisser la tête, je finis par te plaindre. Il n’y a pas que le judaïsme qui se transmet par la mère. Les baffes aussi, même si ta mère n’est pas juive.
Je suis rassurée. Il n’y a pas d’antisémitisme ou d’anti-judaïsme culturel dans ta famille. Si ç’avait été le cas, on aurait eu une explication homogène, logique, effroyable. Mais alors d’où est-ce venu ? Si maintenant, mêmes les enfants de parents non-antisémites se retrouvent à dire ce genre de choses, le tableau n’est pas moins effroyable.
Un ami judéo-haïtien qui vit dans un quartier très mélangé de Bruxelles dit que « sale juif », il l’entend toute la journée dans la rue. C’est une insulte banale, banalisée, vidée de sa charge. Ses voisins l’emploient entre eux. « Hé, gare-toi ailleurs, sale juif, ta voiture me gêne ! ».
Quand j’étais adolescente, mes copains se traitaient de bâtard, de fils de pute, de gros. Maintenant, c’est sale juif. Est-ce que j’ai tort de trouver ce dernier pire que les autres ? Est-ce judéo centré ? Paranoïaque ? En discutant avec ma thérapeute, je prends conscience de cette nécessité qu’ont toujours eu les gens de sortir leur merde intérieure et de la projeter sur les autres. Des tarés fondamentalistes pour qui les femmes sont l’incarnation du mal aux excités antisémites qui rendent les juifs responsables de tous leurs maux. Ce kakon, qu’ils extériorisent pour pouvoir mieux l’attaquer, leur appartiendrait ? C’est eux-mêmes qu’ils chercheraient à atteindre en s’en prenant ainsi aux autres ? Ce « sale Marocain ! » imaginé, c’est peut-être comme ça qu’il se sent, ce garçon ? Ou qu’on le fait se sentir ?
L‘institutrice a fini par réagir, apprenant que ma fille est juive. Elle est un peu maladroite mais très bienveillante, et de bonne volonté. À ses yeux, c’est beaucoup plus grave de traiter quelqu’un de sale juif quand il est effectivement juif. Pour moi, ça ne fait pas de différence. Pour beaucoup de mes amis non plus. Une de mes belles-soeurs, aux origines multiples allant du Mexique à l’Est de la France sans passer ni par Odessa ni par Tunis, a failli un jour se battre avec un lycéen dans le métro, alors qu’au téléphone avec un copain il s’était lancé dans une diatribe complotiste lobby-juif-contrôle des médias comme on les aime. Hébété, ne comprenant pas pourquoi cette sublime blonde au profil de médaille grecque se mettait tout à coup à prendre la défense de la lie de l’humanité, il s’était vu répondre « on est tous juifs » par Wonder Woman.
Adolescente, j’ai essuyé des dizaines de contrôles d’identité par la police, on m’a plus souvent traitée de sale arabe que de quoi que ce soit, je ne me suis jamais sentie moins blessée sous prétexte que je ne l’étais pas. Quand c’est dit pour faire mal, c’est vexant, ma fille a bien raison.
Mercredi midi : Je croise le père du garçon près de l’école. Il sait qui je suis, m’aborde, me salue, me tend la main. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi contrit. Il roule les « r » comme les Libanais, mais aussi comme les Italiens. Il s’excuse tout en gardant ma main dans la sienne. Il ne la lâche pas. Il dit beaucoup de mal de son fils, c’est très triste à entendre. Il veut m’expliquer qu’il lui a pourtant bien appris à ne pas dire juif mais israélien. Oy vey. J’essaie de corriger la confusion, qui est à l’origine de tant de méprise, de tant de violence.
Il m’apprend qu’il est de Beyrouth et que sa famille a quitté le Liban quand il était enfant, pour s’installer à Milan. Toute sa famille y est encore. Il a épousé une Belge, née de parents marocains, qui n’en a rien à foutre de la religion, qui prépare les vêtements du dimanche pour ses enfants pour qu’ils aillent à la messe avec leur père. Il travaille avec Israël, il a des clients juifs à Anvers, il a des amis juifs. « Qu’est-ce qu’ils penseraient de moi si mon fils leur disait aussi “sale juif !” ? ».
Il sait bien que la petite n’a pas dit « sale Marocain ! ». Elle est première de la classe, les premiers de la classe ne disent pas ce genre de choses.
La logique est un peu bancale, mais il est sincère, et très embêté par ce qui s’est passé. Il m’explique qu’il a dit à son fils qu’il ne l’aiderait pas à faire son exposé et qu’il n’avait qu’à prendre l’ordinateur et utiliser Internet. Je lui fais part de mes craintes. De nos jours, taper « juif » dans Google, c’est prendre le risque de tomber sur un porno amateur avec Soral et Dieudonné, respectivement déguisés en Obersturmführer et en saucisse de poulet géante. Déjà que pour des adultes, c’est violent, pour un enfant de dix ans, n’y pensons pas. La bibliothèque communale a de très bons livres sur le sujet, je lui donne quelques titres qu’il répète comme un bon élève pour les retenir.
Le père m’assure que son fils avait la mission de présenter ses excuses ce matin-là. « Et pas juste “pardon” vite fait, hein, il doit faire au moins trois phrases ». Je le remercie d’être venu me parler, et récupère ma main.
Mercredi 12h10 : Sortie habituelle des classes, je retrouve mes enfants. Nous rentrons déjeuner chez nous. J’ai le cœur allégé, le monde n’est pas toujours pourri, les gens peuvent communiquer normalement, résoudre des problèmes, s’accorder à faire de leurs rencontres des moments constructifs, paisibles, progressistes. Même si l’histoire avait très mal commencé, l’issue s’est révélée possible, et positive.
Quand je lui demande comment s’est passée la matinée, celle qui aura dix ans en juillet me répond que le garçon est venu s’excuser, longuement. Je te prie de m’excuser, je n’aurais jamais dû te dire ça, je ne le ferai plus, j’espère que tu me pardonnes.
Madame C. (l’institutrice) aussi s’est excusée, ajoute-t-elle. Pardon de ne pas avoir réagi immédiatement, ce qui s’est passé était très grave et j’aurais dû prévenir le directeur sur le moment.
Je voudrais être une petite souris la semaine prochaine, pour pouvoir assister à ton exposé. Et si tu sèches, il y a une fille dans ta classe qui en connaît un fameux rayon. Si tu lui demandes gentiment, je suis sûre qu’elle voudra bien t’aider.
Noémi Garfinkel
Retrouvez toutes les chroniques de Noémi Garfinkel sur Jewpop
Copyright visuel : Jewpop (couverture détournée du livre « J’apprends à lire avec Youpi, éditions Chantecler)
Article publié le 21 juin 2015. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2015 Jewpop