« Le quatrième mur » de Sorj Chalandon, prix Goncourt des lycéens

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Chaque substance simple […] est par conséquent un miroir perpétuel de l’univers (Leibniz, la monadologie, §56)

 

Qui aime lire aime à croire que la plume est plus forte que l’épée. Opinion communément admise qu’en l’être humain, la force intellectuelle prévaut sur la force physique. Pour obtenir satisfaction, une idée juste nous paraîtra toujours plus efficace et plus propre qu’un de coup de poing. Une bataille rhétorique est, bien sûr, rarement sanglante.

 

Pourtant, que l’on choisisse la force intellectuelle ou la force physique pour parvenir à ses fins, c’est toujours la force qui est mise en jeu. Dans les deux cas, il ne s’agit en fait que de différence de méthode pour agir : la force appelle l’action. Pire encore, la puissance intellectuelle sait diriger la force brute quand elle s’impose par une idéologie qui a de longtemps déterminé qui sont nos alliés et qui il faut parfois tuer. C’est que la plume trace un trait visible sur une page ; elle la sépare, et elle fonde un espace binaire facilement identifiable : la plume marque une limite. De chaque côté : un territoire ; y empiéter ou rester sur le sien ? Problématique classique qui renvoie au bien et au mal.

 

Dans « Le quatrième mur », son nouveau roman paru aux éditions Grasset, Sorj Chalandon examine les risques encourus quand on dépasse les lignes admises, et quand le bien et le mal, plus que des adjectifs moraux, viennent inscrire leur réalité dans les douleurs ressenties. Années 1970. Georges est un étudiant Gauchiste qui n’ignore pas que la violence fait toujours cortège aux idéologies. Son quotidien : assister aux réunions de groupes  et, surtout, affronter les étudiants d’Extrême-Droite. Dans un camp comme dans l’autre, les os se brisent en même temps que les chairs se déchirent ; la violence est en partage, car, sans violence, l’idéologie se réduit à une simple thèse.

 

La ligne morale binaire de Georges va pourtant se remettre à vibrer suite à la rencontre avec Samuel Akounis. Akounis d’abord, est nom : celui d’un grec réfugié en France, héros communiste de la résistance contre les Colonels ; un modèle qui a vu le feu. Mais Samuel est aussi un prénom : celui d’un juif, une victime en chair et en os du nazisme ; un oublié aux poches emplies de cendres. Cette rencontre va d’abord amener Georges à reconsidérer l’apparence de «ses» fascistes. Ainsi, le slogan simpliste «CRS=SS» alors que le casque ne dissimulera plus un Aloïs Brunner. Georges, qui arrachait le mot à son sens, et le plaquait dénaturé sur ceux qu’il voulait couvrir d’ignominie (et les combattre sans culpabilité ?), se découvre dans l’erreur : là est le véritable mal. Plus encore ; bien que communiste, Samuel Akounis n’en est pas moins metteur-en-scène ; car il sait que le théâtre réalise une mosaïque cohérente avec des morceaux épars de vie, et que la scène est une réunion qui a parfum de fraternité : là existe le bien.

 

Entre le révolutionnaire sans cause manifeste, et l’opposant sans désir de révolution, va se nouer une de ces amitiés chères aux romans de Sorj Chalandon. Déjà,  dans «Mon traître» – roman absolument fabuleux, en un mot : indispensable – Chalandon, ancien reporter de guerre pour le journal Libération, notamment en Irlande du Nord, développait des personnages livrés la force brute, oublieux de l’idéal, réfugiés dans la violence, et dont seul le regard du visiteur parvenait à saisir des étincelles d’humanité quand toute morale semblait les avoir déserté. Dans « Le quatrième mur », le pas est franchi. La thèse posée – la morale n’existe que si deux personnes se font face et s’entraînent vers l’action noble – va se confronter à l’âpreté de la guerre. Samuel Akounis a un rêve : monter l’Antigone de Jean Anouilh à Beyrouth alors que la guerre civile fait rage, et qu’elle va devenir guerre, tout court. Ce rêve est radical : cette pièce fut créée à Paris sous l’Occupation, et chaque protagoniste pouvait l’interpréter comme servant ses intérêts. Ce rêve est fou : Akounis le juif veut que les personnages de la pièce soient interprétés par un membre de chaque communauté belligérante.

 

Le théâtre comme transposition pacifique de la guerre, la scène protégée du monde extérieure par une frontière, celle du quatrième mur. Le «quatrième mur», c’est la ligne invisible qui sépare l’avant-scène du public, qui montre la magie de la création à l’œuvre tout en protégeant son mystère. Sans doute que la folie revêtue du masque de l’ambition porte en germe la malédiction, car Samuel Akounis tombe malade, et supplie Georges, lui-même metteur-en-scène d’achever ce projet. Pensez-donc ! La morale vient à peine d’être refondée qu’il faut déjà l’examiner à l’épreuve de la guerre ; Georges réinvestit tout juste ses idéaux qu’il lui faut se confronter à la tragédie. Or, toute tragédie naît quand chaque personnage a raison d’agir comme il le fait, et que l’interdépendance provoquera nécessairement un drame. Et le drame viendra. Bien sûr. Quand les êtres sont si proches les uns des autres, alors ils deviennent dominos dont chaque mouvement amorce le mécanisme de l’effondrement général. Qu’une plume s’est abreuvée dans le sang, la phrase qu’elle compose est fatalement conjonction de folie, et le point final assurément conclusion d’une épitaphe. La morale se rêvait conjuration de la violence, encadrement de la force, elle ne se réveille que pour voir mourir ceux qui l’incarnaient : pauvre femme, tes enfants ne sont pas à l’épreuve des balles.

 

Sorj Chalandon l’a répété en interview, Georges est celui qu’il aurait pu devenir. Georges est celui qui ne demande qu’à se déployer de nous quand trop d’espoirs en l’humain s’accompagnent de mépris à l’encontre de ceux qui ne partagent pas cet espoir. Profondément pessimiste, sans concession, refusant la naïveté, «Le quatrième mur» provoque ses lecteurs comme un pavé tenterait l’âme révolutionnaire assoupie : il demande de se retirer  quelques heures du confort bienheureux et de la feinte souffrance ; en échange, il rappelle à chacun que la poussière sur les doigts peut autant témoigner du fossoyeur que du constructeur de cathédrale.

 
 

Jonathan Aleksandrowicz.

 

«Le quatrième mur» de Sorj Chalandon, Grasset. 336 pages. 19€

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Article publié le 31 octobre 2013, tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2013 Jewpop
 

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