«Les bourgeoises» de Sylvie Ohayon

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« La révolution n’est pas un dîner de gala […] c’est un soulèvement, un acte de violence […]» (Mao, le petit livre rouge)

 

Nul ne sait plus grand malheur que d’être aimé en ayant faim : les baisers remplacent-ils les morsures ? L’affection n’est qu’un baume de malheur sur la violence d’un estomac qui se tord. On embrasse comme on voudrait mordre, et l’on croque comme on devrait aimer. Qui subit cela peut renoncer à aimer ou à manger ; qui subit cela peut se dessécher ou mourir. Car il faut choisir entre la soumission ou la révolte. On aime alors comme l’on mange, vorace. Cet amour n’est pas un luxe, il porte inscrite en lui l’intensité de la faim.

 

Après un premier roman remarqué et salué (« Papa was not a Rolling Stone », prix de la Closerie des lilas 2011), Sylvie Ohayon nous livre avec « Les bourgeoises » (éditions Robert Laffont) un texte fragmenté en une série de portraits à l’écriture incisive.

 

Lili, l’héroïne, est un cauchemar pour sociologues, mais une bénédiction pour un écrivain. De la cité des 4000 à La Courneuve, elle a grandi sans père mais non sans talent. Boursière ambitieuse, elle va découvrir Paris pour la conquérir, et les parisiennes, « les bourgeoises », pour les croquer – pour les soumettre, non pour les peindre. Et l’on suit cette conquérante, brillante et courageuse, plutôt hussarde que Rastignac, plus écorchée vive que stratège, réussir, grandir, et tenter de trouver où planter ses racines. Car, même si « Les Bourgeoises » semble être au premier abord une peinture de caractères à la façon de La Bruyère, le roman est avant tout celui de Lili ; et si chaque chapitre évoque une rencontre, une femme – une amie, une mère, une ennemie, une ridicule, une malfaisante –, mis bout à bout, ils dévoilent le destin de cette attachante boule de nerfs.

 

Lili a faim ; sa morale dévore sa colère sans jamais la digérer ; Lili est anorexique. Une poche vide de plus, quelle importance, n’est-ce pas ? Mais Lili a sa lumière : sa grand-mère est son phare dans sa nuit de père. Les chapitres sur la relation grand-mère / petite-fille sont ainsi parmi les plus bouleversants du roman ; la violence s’y dit aussi dans l’affection, et l’on peut parfois éteindre toute marque d’amour car on ne saurait s’étreindre moins qu’à l’étouffement.

 

Le roman ne peut donc que surprendre. S’il est profondément matérialiste et individualiste – l’argent y est une question essentielle à laquelle Lili aspire sans vouloir changer le monde mais en changeant de condition – il n’est pas pour autant celui d’une ambition à accomplir, ni même celui d’une victoire, comme une impression préalable pourrait le faire croire. Il se veut avant tout le texte d’un manque que l’on cherche à combler.

 

La phrase de Sylvie Ohayon n’essaie pas d’y parvenir par la beauté ; son style ne porte pas les oripeaux douteux qui étoufferaient les cris dans un décorum élégant et feutré. Non, Lili entre et elle gueule. Et elle gueule toujours fort. Chacun de ses mots se veut direct à l’estomac, des bourgeoises et des lecteurs, comme si Sylvie Ohayon avait nourri son écriture de sa colère, heurtant les touches du clavier comme avec un marteau. Sa langue, hybride, témoigne avec intelligence des victoires sociales et morales de son héroïne. [Tout petit bémol d’ailleurs, le propos perd de sa force lorsque, de moraliste, il devient parfois moralisateur (dans un seul chapitre, en fait) : son côté donneur de leçons a alors heurté le plaisir de lecture, car il suintait plus la mesquinerie inopportune que la puissance d’évocation du reste de l’ouvrage.]

 

En ses prémisses, la langue accroche logiquement celle des cités à celle des bourgeoises.  Puis, par suite des découvertes de Lili sur elle-même, par l’apaisement qui va poindre comme une aube, la langue se fait plus sûre. Car l’héroïne est devenue Femme, et sa complexité trouve enfin un lieu qui la fait plénitude : l’écriture. Lieu de miroir, lieu où l’écrivain peut enfin oser se regarder sans se détruire.

 

Semble-t-il autobiographique, « Les Bourgeoises » dépasse son destin particulier. De par son écriture coup de poing mais maîtrisée, la sincérité de ses émotions, et le jusqu’au-boutiste de son auteure, le roman touche un point singulier en chacun qui peut résonner en chacun. Le rêve que l’engagement total dans notre vie, c’est-à-dire la prise à bras-le-corps de notre existence, ne nous rendra pas forcément plus riches, mais, assurément, nous rendra moins vides.

Jonathan Aleksandrowicz

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