« L’Éternel », la théodicée de Joann Sfar

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La victoire n’est ni à Dieu, ni au Diable ; elle est à la folie.

(Michel Foucault, histoire de la folie à l’âge classique)

 

Une chair animée tâchant de faire des choix en conscience, une vie humaine. C’est pourquoi, l’être violent – un être humain pourtant ! – se voit qualifié d’animal. De Plaute à Hobbes, ne disent-ils pas que «l’homme est un loup pour l’homme» ? Les actes rationnels et libres caractérisent donc l’humain. Les retirerait-t-on un instant de cet être composite que l’être humain (re ?)deviendrait animal.

 

Bien sûr, il s’agit là de commodités de langage. Commodités, car la métaphore semble dévoiler plus de sens qu’une simple idée trop sèche. Plus de sens. Et de conséquences. Car, en demeurant dans le même jeu d’images, l’hypothèse, logiquement absurde, d’une chair morte qui tâcherait de faire des choix en conscience, finit par prendre corps. C’est que l’image montre d’abord, puis les mots la décrivent, avant qu’ils ne finissent par la faire parler d’elle-même.

 

Ainsi, une chair morte en proie à des interrogations morales ? Un mort-vivant en recherche d’éthique ? Cette problématique traverse la littérature fantastique, de Frankenstein, en passant par les chroniques des vampires d’Anne Rice, jusqu’au moralisateur (et non moral) Edward Cullen de «Twilight». Joann Sfar s’est à son tour emparé du thème, il nous en livre sa version dans «L’Éternel» (éditions Albin Michel), son tout premier roman.

 

Un mot sur Joann Sfar. Auteur reconnu de bandes-dessinées (les citer toutes prendraient 2 pages) comme le merveilleux «Chat du Rabbin» qu’il a lui-même adapté au cinéma, réalisateur encore récompensé pour «Gainsbourg : vie héroïque», il est de ceux dont le sens plastique et l’imagination décloisonnent les frontières d’une certaine forme de création. De création, il en est question dans « L’Éternel », puisque le roman part du motif mythologique de la fondation des cités : deux frères, partagés entre amour et haine.

 

Première guerre mondiale. Ionas et Caïn sont deux officiers juifs de l’armée russe. En pleine débandade, ils dirigent un groupe de soldat s’enfuyant dans la débauche et la violence. Caïn, l’aîné, entre coucheries multiples et cruautés, rend enceinte Haydée, russe, rousse, sœur sauvage de la patiente mais entreprenante Mérij. Le plus jeune des deux frères, Ionas, émotif et un peu artiste, est fiancé à Hiéléna, jeune fille idéalisée de la littérature yiddish. Mais suite à un assaut allemand, Ionas meurt, Haydée meurt, et Caïn,  en pleine désertion, opportuniste, rentre au pays et épouse Hiéléna. Or, le premier fiancé, mort, n’avait pas été enterré convenablement…

 

Ionas est devenu un vampire. Son apparence contredit les fantasmes contemporains sur cette créature. Sa beauté n’est pas éclatante, son aspect tient du requin et du chat : c’est un prédateur massif à la discrétion élégante. Il est devenu un tueur que la colère rend incontrôlable, sanguinaire. Outre l’immortalité, ce côté berserker animé d’une «fureur Sacrée» rend bien compte du sens du titre. «L’éternel» est, par ironie, Ionas, ce non-mort n’ayant jamais vécu, et dont la colère décuple la violence, la soif de sang et de vengeance… mais qui regrette chacun de ses actes. En effet, un berserker voit son esprit humain s’effacer par la colère et laisser place à l’esprit animal. Or, la colère s’épuise, et l’esprit humain revient. Et les doutes et les regrets avec.

 

Bien sûr, Joann Sfar convoque toute une mythologie yiddish, un bestiaire détonnant qui doit beaucoup à Chagall (voir sa bande-dessinée «Chagall en Russie»), comme si, même ridicules et désordonnés, ces motifs servaient de conjurations contre l’esprit animal, nordique ou russe, qui parfois envahit l’homme. On comprend mieux que Sfar se soit employé à développer un questionnement spécifiquement juif (voir les premières pages stupéfiantes du «Chat du rabbin» sur la différence entre logos grec et talmudisme), ou tout du moins, essayant de concilier Athènes et Jérusalem : la Bible et la philosophie.

 

Cette interrogation au fond anthropologique est encore plus manifeste dans la seconde partie du roman, «Rebecka Streisand», puisque c’est  la psychanalyse qui va tâcher de débrouiller les fils de la mémoire de Ionas. Cette partie, située de nos jours aux États-Unis, surprend. Le style de Sfar est tout autre. De baroque et charnel, d’une saisissante puissance d’évocation dans la première partie, «Le pays des fantômes», il s’apaise plus, voire languit à certains moments dans celle-ci. C’est une impression, mais l’auteur excelle plus dans le déploiement furieux et surréaliste que dans des situations moins strictement visuelles : l’habitude d’une écriture par planche graphique ?

 

Pour surprenante et plus étirée, cette partie permet cependant à Joann Sfar de démontrer son propos d’ensemble. Pour ce faire, il frotte la conception de l’homme par le mot – la psychanalyse – à une conception de l’homme par la seule matière – homme-machine, programmable, et donc sans conscience (et sans vie ?). En jaillit ce questionnement sur le sens de l’Histoire que l’on retrouve souvent dans toute son œuvre. Car «L’Éternel», c’est évidemment Dieu. Et même d’abord et avant tout, disent les livres…

 

Alors Ionas, allégorie de la justice divine ? Accusation de celui qui, au-dessus du monde, a un devoir de surveillance, et surtout pas un permis de destruction ? Et le mal qui arrive subitement ne remet-il pas en cause ce Dieu ? Ionas, tout-puissant, est l’Éternel. Celui qui s’alourdit de culpabilité, celui que l’être humain rend coupable des malheurs de l’univers pour ne pas avoir à s’interroger sur sa part dans leur survenue. Le roman le martèle : c’est par l’être humain que le bien ou le mal adviennent. Que Dieu existe ou non, quelle importance ? Le monde est le lieu des hommes, le mal est et demeure leur affaire.

 

Une chair animée tâchant de faire des choix en conscience, et la vie devient humaine ?

 

Jonathan Aleksandrowicz

L’Éternel de Joann Sfar, Albin Michel, 455 pages. 22€

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