Ma première fois

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On dit que le Messie viendra lorsque les Juifs seront tous devenus des Justes ou tous devenus des païens : moi, je me tâte encore…

 

Avoir survécu aux Chevatim et à leur chanson d’entrée de bar mitsva m’offrait des perspectives, certaines réjouissantes, d’autres moins. On dit que Moïse ouvrît la mer Rouge en douze, un passage pour chaque tribu. À moi de ne pas être l’égyptien de service, d’autant qu’avec mon chapeau qui me menait déjà la vie dure, cela me suffisait ; alors m’imaginer avec la couronne du Pharaon (vous savez, celle de Yul Brynner/Ramsès ?)…

Mieux valait donc choisir de traverser à pieds secs.

Une année avait passé, ma barbe ne poussait toujours pas, je n’étais pas tout à fait un homme mais mes pieds étaient bien au sec dans mes bas blancs… Et parmi mes condisciples déjà barbus (que leurs noms soient effacés !), bruissait une rumeur qui se répandait aussi sûrement que celle d’une rencontre en vue d’un mariage.

 

-Tu l’as fait ? …

-Il l’a fait ? …

-J’ai entendu que Yudelé l’avait fait ! …

-Tu imagines si ça se sait ? …

-Quel skandal (« scandale » en yiddish)…

-Le tsore (« malheur », idem) pour ses parents ! …

 

J’essayais de comprendre de quoi il s’agissait. Yudele étant un ami, je souhaitais l’aider, car l’amour du prochain est un principe essentiel du judaïsme ; ou, au moins, pouvoir moi aussi colporter ce ragot, car le lachone hara, la médisance, est un besoin essentiel pour tout bon Juif. Mais Yudele restait à l’écart. Il avait ce regard absent qu’ont parfois les prophètes après avoir reçu la révélation divine.

Je commençais à ressentir parfois d’étranges sensations devant une certaine affiche dans la rue et un point étrange commençait à irradier de mon ventre vers tout mon corps…

Une douzaine d’années plus tard, j’avais donc eu le temps de faire le chemin de chacune des douze tribus, je m’avançais vers une église main dans la main avec une amie, presque heureux, pour aller écouter Les Quatre Saisons. Le même point étrange irradiait de nouveau.

 

-Je ne suis plus très… Enfin, tu vois…

-Écoute Yedidya, l’acoustique des synagogues n’est pas adaptée au classique, alors…

 

Je pensais plutôt que c’est l’acoustique de la musique classique qui n’était pas adaptée aux synagogues, Brahms ou Schubert dérangeraient certainement les fidèles dans leurs disputes et autres accomplissements de leurs « besoins essentiels de bons Juifs ». Mais j’avais surtout peur du diable ! Enfant et adolescent, j’imaginais l’intérieur d’une église comme un immense hall vide, des gens agenouillés, et tout au bout, un grand feu qu’habiterait un démon. Enfant, je n’avais pas peur du noir (enfin, un petit peu quand même…), j’avais peur des églises : de véritables maisons du diable. Ce qui fait qu’aujourd’hui, lorsque j’entends parler d’amitié entre les religions, je pense tout de suite à Amityville (oui, j’ai vu des films d’horreur !).

Mais j’y suis finalement rentré et, mon amie ayant choisi les meilleures places, je me suis retrouvé assis sous une vaste fresque et à quelques mètres d’une sculpture qui représentait des anges. Une voix me hurlait dans la tête de renverser une chaise, comme ça, histoire de me venger des atroces persécutions que ce lieu avait fait subir à l’enfant et l’adolescent que j’étais : deux décennies quand même… Elle faisait concurrence à celles de mon père et des grands rabbins que j’avais rencontrés : assour ! assour !

Si pour me venger, il fallait que je me sentisse coupable, « vanité des vanités, tout est vanité… »

Et puis violons et violoncelles ont débuté la Primavera et je me suis concentré sur la fresque. J’aurais été prêtre ou évêque, j’aurais excommunié le peintre tant l’œuvre était moche.

 

Yudele risquait sans doute l’excommunication pour ce qu’il avait fait. Mais il demeurait muet et personne n’était en mesure de le dénoncer au Rav ou à ses parents. Et moi, plus les jours passaient, plus j’avais le souffle coupé en regardant cette affiche. Elle commençait à inonder mes rêves et l’adolescent que j’étais se réveillait en sueur. J’avais beau me purifier dans le Miqvé, le bain rituel, rien n’y faisait : j’allais céder à la tentation.

J’apprenais alors les trois façons pour se marier : « par l’argent, par un contrat et par la connaissance », disait notre maître.  Je n’osais pas lui avouer que je ne comprenais pas les deux premières ; la troisième me semblait la plus à ma portée : car il faut bien sûr connaître un peu la jeune fille avant de l’épouser… Adam lui-même n’avait-il pas connu Ève ?

Le mariage étant loin, il me restait les tentations qui me noyaient comme un égyptien.

En fin de journée, c’était un jeudi si je me souviens bien, j’ai fini par succomber. Je me suis bien assuré de ne pas avoir été suivi.  J’ai retiré ma kippa pour ne pas que l’on me reconnaisse, incognito comme Superman lorsqu’il enlève ses lunettes : je me sentais déjà nu et différent. Et je me suis enfin approché d’elle…

Elle, une trentaine d’années, blonde, un visage à s’appeler Christine, Nathalie,  Jennifer, ou Audrey – bref, elle n’avait pas un visage juif.

 – Oui ?

 – Madame, je…

 – Oui ? Ouiiiii ?

 – Je voudrais…

 – Oui ? Ouiiiii ? Ouiiiiiiii ?

 – Je voudrais un Mars s’il vous plaît…

Je me sentais plus fort que Yudele qui avait juste enlevé sa kippa à la piscine…

 
 

Cher petit Jésus, toi qui es au ciel, je suis content que tu ne sois pas le diable en fait, comme ça maintenant je peux dormir la nuit même si tu m’as fait peur quand j’étais petit. Et ce serait gentil de ta part de t’occuper de Yossi-je-dirai-pas-son-nom-c’est-du-lachone-hara-non-n’insistez-pas-même-si-c’est-un-besoin-essentiel-pour-tout-bon-Juif-même-si-je-ne-suis-plus-un-bon-Juif-je-finirai-peut-être-par-m’occuper-de-lui. Mais en attendant, n’excommunie pas les peintres même s’ils sont mauvais : dis-leur d’utiliser Photoshop !

 
 
Yedidya ex-Hassidovitch
Copyright Photo : Uncommon Creatures
Retrouvez la première chronique de Yedidya ex-Hassidovitch
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