Alexis Rimbaud, psychologue clinicien et psychanalyste, nous propose un éclairage de l’“Affaire Yann Moix” à l’aune de son expérience de praticien.
Deux vieux juifs sont assis sur un banc de la place des Vosges. Le premier lit Di naïé presse, l’autre Rivarol, le fameux hebdomadaire d’extrême droite. Le premier, lecteur du quotidien communiste, s’adresse à son ami et lui dit : « Regarde, la presse en parle, le peu de juifs revenus des camps continuent à être discriminés, parqués, interdits, ils n’ont plus rien. Leurs maisons, leurs familles, leurs affaires, tout a été pillé et les antisémites continuent à nous chasser… Comment peux-tu acheter un torchon pareil ? » Le second répond : « Moi quand je lis la presse, je vois que les juifs dirigent le monde, les banques, le commerce et qu’ils sont partout, ça me met de bonne humeur. »
“Le Juif est un imaginaire avant toute chose”
De tout temps, le juif fut une figure, un représentant, un imaginaire. Lacan, qui était un grand admirateur de la culture juive1, utilise le modèle I.S.R. pour désigner l’Imaginaire, le Symbolique et le Réel2. Il rapporte l’Imaginaire à l’Image, celle qui, pour faire simple, s’impose comme une représentation de nos idées. Le Juif est un imaginaire avant toute chose. Il incarne une modalité inconsciente qui vient interrompre le cours de la pensée. Sa fonction disruptive est d’une puissance telle qu’il ne peut que susciter l’imaginaire et convoquer l’extrême. Être juif c’est avant tout imposer une alternative et s’opposer à la marche du monde pour le réinventer, c’est être adolescent et sage à la fois (ou, à la foi). Cette image du judaïsme est aussi la figure d’un monde du débat et de la discussion, du pilpoul3 qui questionne et interroge le texte avec insolence, où chacun vient à son tour enrichir LA question sans y répondre, relançant encore et toujours la question. « Si je t’indique le chemin, comment feras-tu pour te perdre », disait le rabbin à celui qui lui demandait sa route. Cet exercice est aussi celui du contradictoire démocratique qui accorde à la parole des minorités autant de pouvoir qu’au consensus, d’où le danger que le judaïsme aura toujours représenté pour la pensée dominante et toujours plus pour le dictat. C’est certainement cette parole de l’individu qui se raconte, de la naissance du Sujet par la parole dans cette errance sans fin de la réflexion de l’autre à soi et de soi à l’autre, celle qui permet le voyage et la rencontre, l’erreur et le doute, que Freud vient révéler dans son œuvre si révolutionnaire. Betty Bernardo Fuks parle « d’un mouvement à travers lequel le sujet s’implique dans une désidentification, dans la rupture de modèles fixes et immuables et dans l’exil ininterrompu de soi-même. »4
Mais cette singularité de la position judaïque est une incarnation de l’impossible hémostase humaine. Nous passons notre temps à rechercher l’équilibre, et la souffrance psychique en est une modalité, comme ce qu’on nomme d’ailleurs la folie. C’est là le travail du psychologue d’orientation psychanalytique que d’écouter la folie, que d’entendre le conflit. Or le Juif est celui qui empêche de tourner en rond, il est celui qui vient d’ailleurs et qu’on n’attendait pas, tel l’inconscient qui vient frapper à la porte à travers le symptôme, ou qui se révèle par cette parole qui échappe et ce rêve qui se répète5.
“Pour un psychologue d’orientation analytique, la haine des juifs est l’expression de la projection paranoïaque qui plonge dans la déréalité et la défense psychotique”
Dans mon cabinet, je reçois régulièrement des personnes de confession juive, parfois pratiquantes. J’entends au fil du travail d’élaboration leur besoin de s’adresser à un psychologue juif, selon elles plus à même de comprendre la souffrance qu’elles traversent. Cette croyance se révèle lorsqu’un mot de yiddish, au détour d’une phrase, vient s’imposer comme pour convoquer cet imaginaire ou raconter l’empreinte de cette langue. Mais il arrive aussi que des non-juifs évoquent ma capacité à « comprendre » la souffrance, de par mes origines. Il semblerait donc que la judaïté m’octroie quelques pouvoirs selon eux, et qu’à travers l’Histoire, ma capacité à les entendre aurait été décuplée. Puis je reçois aussi des personnes qui m’évoquent en séance leur haine des juifs, qu’ils voient se répandre comme des animaux, des rats, un imaginaire gravé dans l’inconscient collectif repris en 40 par une certaine France. Mais ces patients décrivent aussi une élite, fermée et toute puissante qui ourdit en secret les plans d’une machiavélique machination.
Toutes ces images sont évidemment celles d’un archaïsme premier, d’une angoisse de dévoration, de morcellement (Heinz Kohut), d’infiltration…
Par les détours de Yann Moix, on comprend la proximité de ce qui en tout cas attribue au Juif ce pouvoir imaginaire de survivance et de continuité, la croyance en la persistance d’un peuple qui incarne les plus obscures et indicibles pensées, celles qui sont inaccessibles et qui, véritablement, fondent la psyché au point que le Juif est en chacun de nous.
Faut-il avoir tant d’admiration pour les juifs pour leur attribuer autant de pouvoir et vouloir les détruire ?
Pour un psychologue d’orientation analytique, la haine des juifs est l’expression de la projection paranoïaque qui plonge dans la déréalité et la défense psychotique. Car le juif est de nulle part et de partout. Rien ne le distingue. Il peut-être d’Afrique ou d’Europe, blond ou brun. Il est impossible à identifier ce qui atteste de sa félonie, et lorsqu’il se montre par son accoutrement et ses pratiques, cela témoigne de sa prétention. Il questionne l’identité à travers le symbole. L’adolescence est un moment de révolution, de reconstruction subjectale. C’est le moment d’entendre la Loi, et de fait, de convoquer la dimension symbolique parfois carentielle.
Si, chez les adultes, cette carence de la fonction symbolique peut, à travers la cure, trouver le chemin d’une suppléance, il s’agit pour l’adolescent d’un passage quasi obligatoire que de réclamer le regard du monde pour y construire son identité et défendre ensuite une position. C’est certainement ce qu’aura traversé Yann Moix, mais aussi les nombreux adolescents attirés par la radicalité et les idées extrêmes, dont certains m’échouent parfois.
Alexis Rimbaud
Alexis Rimbaud est psychologue clinicien, psychanalyste et ingénieur en nouvelles technologies, ancien chargé d’enseignement à l’Université Paris VII Diderot, et également expert près la Cour d’appel de Versailles. Depuis plus 20 ans, à travers cette double formation, il a développé une prise en charge spécifique et des recherches sur l’incidence des nouvelles technologies, l’accélération du temps, le mal-être, mais aussi la richesse de ces outils en termes d’équilibre et de suppléance.
1D. Renard, Judaïsme et psychanalyse : Les discours de Lacan, Paris, Cerf, 2012
2J. Lacan et H. Cesbron-Lavau, RSI : Séminaire, 1974-1975, Association freudienne internationale, 2002
3Le pilpoul est un jeu rhétorique. Le Talmud mentionne que la Torah fut donnée à Moïse afin qu’il la transmette à son tour à Israël, mais il reçut également l’Art du pilpoul, qui est un procédé questionnant les lois de la Torah selon des procédés contradictoires et enchaînements logiques et poétiques.
4B. B. Fuks, « Judéité, errance et nomadisme : sur le devenir juif de Freud », Essaim, vol. no9, no 1, 2002, p.15 25
5S. Freud, D. Berger et I. Meyerson, L’interprétation des rêves, Nouv. éd. augm. et ent. Rév., Paris, Presses Universitaires de France – PUF, 1987
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Article publié le 7 septembre 2019. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2019 Jewpop