Affiche du film Autant en emporte le vent Ben Hecht Jewpop

Autant en emporte Ben Hecht

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La plate-forme de streaming HBO vient de retirer momentanément Autant en emporte le vent de sa programmation, avant de le rediffuser à ses abonnés “contextualisé” pour “resituer le film” – tiré du roman éponyme de Margaret Mitchell – “dans son époque”, à la suite du mouvement de protestation contre le racisme et les violences policières aux États-Unis. Le long-métrage réalisé par Victor Fleming en 1939, monument du cinéma américain couronné de 8 Oscar dont le premier décerné à une actrice afro-américaine pour le meilleur second rôle, Hattie McDaniel, est empreint d’une vision idyllique de l’esclavagisme sudiste, qualifiée à juste titre de “révisionniste” par de nombreux historiens américains.

Hattie McDaniel Jewpop

Hattie McDaniel dans Autant en emporte le vent

C’est l’immense scénariste Ben Hecht qui fut chargé par David Selznick de réécrire le scénario, initialement conçu par Sidney Howard d’après le roman de plus de 1400 pages de Margaret Mitchell, publié en 1936 – que Ben Hecht refusa de lire ! -, dans des conditions épiques. Jewpop revient sur le parcours du plus grand scénariste américain, défenseur des droits civiques et auteur du scénario d’Autant en emporte le vent.

Le Shakespeare d’Hollywood

Si le nom de Ben Hecht (1894-1964) ne vous est pas familier, l’écrivain et scénariste surnommé le “Shakespeare d’Hollywood” a à son actif les scénarii de Scarface, La Chevauchée fantastique, La Dame du vendredi, Les Hauts de Hurlevent, Gunga Din, La Maison du docteur Edwardes, Gilda, Les Enchaînés, Duel au soleil, Le Carrefour de la mort, l’Inconnu du Nord Express, La Corde, Chérie je me sens rajeunir, Blanches colombes et vilains messieurs, L’homme au pistolet d’or, les Révoltés du Bounty, Cléopâtre, Casino Royale… parmi la centaine de films auxquels il a collaboré. Auteur de théâtre, romancier, biographe non officiel de Marilyn Monroe (Confession inachevée, publié chez Laffont en 2011), il publia son chef d’œuvre Un Juif amoureux en 1931, et l’hilarant polar parodique Je hais les acteurs, qui brocardait au vitriol le monde hollywoodien.

Parmi les scénarii qu’il écrivit et dont il ne fut pas crédité au générique figure Autant en emporte le vent. L’histoire est célèbre, fut adaptée au théâtre par l’auteur anglais Ron Hutchinson avant d’être présentée en 2011 à Paris au Théâtre Antoine sous le titre “Hollywood”. Samuel Le Bihan, Daniel Russo et Thierry Frémont y incarnaient respectivement le réalisateur Victor Fleming, le producteur David Selznick et le scénariste Ben Hecht, dans un délirant huis clos absolument authentique, qui vit pendant cinq jours et nuits les trois hommes tenter de sauver une catastrophe annoncée.

Ben Hecht Jewpop

Ben Hecht

Autant en emporte le vent, un “insupportable mélo qui n’a même pas de fin”

Le scénario écrit par Sidney Howard ne convient pas au producteur, qui après avoir visionné les premières images du film initialement réalisé par George Cukor, les vire du projet. Cukor est remplacé par Fleming, qui travaille alors sur Le Magicien d’Oz, Ben Hecht est appelé en catastrophe comme “script-doctor”, mais refuse de lire le roman de Margaret Mitchell. Les deux autres vont alors lui rejouer les scènes clés de l’histoire, Samuel Le Bihan incarnant notamment Hattie McDaniel en servante noire, Daniel Russo en Scarlett O’Hara hystérique hurlant « Rhett ! Rhett ! Rhett ! », le tout face à un Ben Hecht-Thierry Frémont atterré devant sa machine à écrire, les trois se nourrissant exclusivement pendant ce confinement de cinq jours de bananes et de cacahuètes. Ajoutez à cela une détestation réciproque entre Hecht et Fleming, et le fait que le scénariste considérait le projet comme “un insupportable mélo qui n’a même pas de fin”, et vous avez les premiers ingrédients du plus grand succès du cinéma américain, auquel personne ne croyait hormis Selznick…

À tel point que Fleming refusa d’être rémunéré sur les recettes (l’un des plus grands succès du box office américain, près de 2 milliards de dollars) et exigea un forfait, tandis que Hecht refusera d’être crédité au générique du film, et sera privé d’un Oscar du meilleur scénario (il obtint le premier de l’histoire des Oscar, en 1929, pour Les Nuits de Chicago), remis à Sidney Howard.

David Selznick Victor Fleming Jewpop

David Selznick, Victor Fleming, Vivien Leigh et Clark Gable, sur le tournage d’Autant en emporte le vent

Né à New York dans une famille juive, petit-fils d’un talmudiste érudit, Ben Hecht débute comme journaliste, correspondant en Allemagne et en Russie de nombreux quotidiens et magazines, parmi lesquels le Globe et le Daily News, avant de démarrer en beauté sa carrière d’auteur. Un premier roman satirique, Erik Dorn, le fait connaître du grand public, et surtout Un Juif amoureux, qui lui vaudra d’être embauché par Josef von Sternberg pour écrire le scénario des Nuits de Chicago, le premier “film noir” hollywoodien, qui précédera Scarface dont Ben Hecht sera également le scénariste.

Un juif amoureux, luttant contre le racisme et pour les droits civiques des afro-américains

Dès le début de sa carrière, Ben Hecht s’investit dans la lutte contre le racisme et pour les droits civiques des afro-américains. En 1922, à Chicago, travaillant pour une agence de publicité, il organise une campagne contre le Ku-Klux-Klan commandée par la National Unity League, mettant en avant les liens de la milice raciste avec des politiciens locaux, et impliquant des artistes et écrivains en soutien de cette campagne. Dans ses écrits d’alors, il ne manque pas de souligner l’importance de la représentation du “théâtre noir” sur les scènes américaines, fait l’éloge de la star afro-américaine du vaudeville Bert Williams, collabore avec le critique musical du Chicago Defender (le plus important hebdomaire afro-américain) et pianiste Dave Payton sur une comédie musicale, publie dans The Chicago Literary Times une chronique titrée Black-belt Shadows écrite par un jeune journaliste, William Moore, que Hecht sous-titre ainsi : « Cette chronique est réalisée par un journaliste noir ».

Si nous soulignons ici l’importance que la lutte pour les droits civiques revêtait pour Ben Hecht, par ailleurs très impliqué dans la dénonciation de l’antisémitisme, alertant dans plusieurs articles les lecteurs américains sur la montée du nazisme et les persécutions antijuives en Europe (et par ailleurs fervent sioniste et supporter de Jabotinsky, une histoire étonnante qui fera prochainement l’objet d’un autre article consacré à Ben Hecht dans Jewpop), c’est au regard de sa participation à l’élaboration d’Autant en emporte le vent.

En 1939, alors que la ségrégation sévit aux USA, ce scénariste défenseur des droits civiques ne voit pas d’objection à “réécrire” une histoire qui a pour toile de fond une vision angélique de l’esclavagisme sudiste. Pour lui, cette histoire est sans doute avant tout un mauvais mélo, avant d’être une reconstitution fidèle de la condition des esclaves noirs du Sud des États-Unis et des causes et conséquences de la Guerre de sécession. Et c’est bien le particularisme du film, et sans aucun doute l’une des raisons de son immense succès international. Outre sa dramaturgie, son extraordinaire casting, sa réalisation spectaculaire, l’inoubliable musique de Max Steiner… Chaque spectateur peut y voir une histoire différente, un message différent, voire – et c’est là tout le paradoxe d’Autant en emporte le vent – passer totalement à côté du kitsch raciste et de l’idéologie sudiste de l’œuvre de Margaret Mitchell adaptée à l’écran.

Autant en emporte le vent Jewpop

Autant en emporte le vent, une histoire de fascination

L’auteure et critique de cinéma américaine Molly Haskell explique parfaitement ce phénomène dans l’essai qu’elle a consacré au film, Frankly, My DearGone With The Wind Revisited (2009). À l’occasion du 70ème anniversaire de la sortie d’Autant en emporte le vent, Molly Hasken se demandait pourquoi, alors que la plupart des spectateurs qui l’ont vu depuis sa sortie sont au fait de l’idéologie du roman de M. Mitchell et peut-être conscients que sa vision puisse choquer les afro-américains, le film fascine-t-il toujours autant ?

Pour Molly Haskell, Autant en emporte le vent a toujours eu un pouvoir unique. Celui de permettre à chacun d’identifier “sa” lutte avec celle des héros du film. Ainsi, elle explique que lors des premières projections-tests effectuées par David Selznick auprès d’un échantillon de spectateurs américains, ceux-ci avaient vu le film comme une allégorie de la Grande Dépression, tandis que lorsqu’il fut projeté en France après-guerre, les spectateurs français y virent une histoire qui leur parlait aussi de l’Occupation allemande et de leur survie pendant la guerre. L’auteure raconte également qu’en Éthiopie, sous le régime dictatorial de Mengistu, des prisonniers politiques réussirent à se procurer une copie du film passée en contrebande, qu’un étudiant avait sous-titrée en Amharic. Et que l’une des répliques du film qui les avaient le plus ému sortait de la bouche d’Ashley (qui au passage semble avoir des affinités avec le KKK) : “Ce sont ceux qui se servent de leur tête qui s’en sortent à la fin”.

“Chaque tribu, chaque nationalité”, poursuit Molly Haskell, “voit dans Autant en emporte le vent l’histoire de sa survie, la victoire d’une civilisation contre l’oppresseur – ce dernier pouvant être (remplissez le blanc… NDLR : sans jeu de mot) les nazis en Europe, la dictature en Grèce, le Négus rouge en Éthiopie, les Nordistes pour les Confédérés”. La critique de film raconte encore l’expérience de l’une de ses consœurs, Leslie Fiedler, assistant à une projection du film dans une cinémathèque d’Athènes “très à gauche” et plutôt huppée, applaudissant à tout rompre les exploits des Confédérés…

L’épisode récent de la “contextualisation” d’Autant en emporte le vent par les responsables d’HBO est en ce sens emblématique de notre époque. Comme si les responsables de la plate-forme de streaming, et d’autres à leur suite sur les réseaux sociaux, découvraient tout à coup l’univers de Margaret Mitchell et son héritage sudiste. Il ne fait aucun doute que les spectateurs de 2020 voyant le film pour la première fois, l’aborderont sûrement d’un autre œil précédé d’explications didactiques sur le système esclavagiste du Sud des États-Unis. Sans vouloir spoiler ceux qui n’auraient pas encore vu Autant en emporte le vent, “after all tomorrow is another day”…

Alain Granat

Article publié le 10 juin 2020 / © 2020 Jewpop
 

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