Ben Sidran Jewpop

Ben Sidran, Gentleman Jew

16 minutes de lecture

Ben Sidran est de passage à Paris pour une série de concerts début novembre au Sunside. L’occasion pour Jewpop de rencontrer cette personnalité incontournable du jazz, qui outre ses talents de musicien, a écrit les livres de référence sur l’influence des Noirs et des Juifs dans la musique populaire américaine. Elégant, drôle et profondément humain, le pianiste et chanteur revient sur sa vie, son art, son rapport au judaïsme. Entretien avec un Gentleman Jew.

Ben Sidran loge à Paris dans un ex-bordel. C’est ce que me précise avec humour Leo Sidran, fils de Ben et partenaire de son aventure musicale, venu m’accueillir dans ce boutique-hôtel des Halles où le musicien-écrivain-journaliste réside avant ses concerts au club voisin, le Sunside. Un appartement plein de cachet, décoré de photos et d’affiches de concerts de l’artiste, touchante attention des propriétaires. Ben Sidran sait tout de suite vous mettre à l’aise. Après m’avoir gratifié d’un « There’s no Jew bigger than you ! I know Jewpop, congratulations Man ! », je peux embrayer, le rose aux jew !

Jewpop : Ben, vos parents ne se sont pas inquiétés quand ils ont appris qu’au lieu de faire droit ou médecine, vous préfériez la musique et les études de littérature ?
Ben Sidran : Mes parents avaient d’autres sujets de préoccupation. Disons que j’ai disparu de leur écran-radar vers les 14-15 ans, et que j’ai eu la chance d’avoir une sœur aînée plus dans la norme, sur qui ils ont pu concentrer toute leur attention.

Leo Sidran

Jewpop : Votre fils Leo réalise vos albums, joue de la batterie sur ceux-ci et vous accompagne sur scène également. En fait, c’est vous la mère juive ! Vous faites ça pour le garder auprès de vous, pour le protéger ?
Ben Sidran : Non, c’est lui qui me protège ! Dans notre relation, c’est moi l’enfant. Travailler avec Leo n’a rien d’une relation classique père-fils. Nous sommes 2 musiciens, il est batteur, je suis pianiste et chanteur, et voilà ! Et si ça fonctionne, ça fonctionne et c’est tout. Si ça ne marchait pas, ça n’aurait rien à voir avec notre lien familial. Mais c’est vrai, c’est une façon vraiment agréable de sortir des tensions parents-enfants. Et bien sûr, j’en suis très fier. Je le lui ai dit : « ce n’est pas parce que tu es mon fils que je suis fier de jouer avec toi, je suis fier de te connaître ». Et si mes albums sonnent aussi bien aujourd’hui, c’est grâce à sa patte de producteur. Il comprend où et comment le rythme a sa place dans l’album. Avant de travailler avec lui, j’étais dans un genre de confort tranquille, et puis, à partir de l’album Nick’s Bump que nous avons fait ensemble, je me suis dit, pour la première fois, « c’est comme ça que je veux que mes disques sonnent ! ». Depuis, chaque année, nous réalisons un album ensemble, et j’ai aussi la chance de collaborer avec des gens comme Pierre Darmon, du label Bonsaï Music, qui fait un superbe travail.

Jewpop : Vous avez publié un album, « Life’s a Lesson », entouré de jazzmen juifs et reprenant des mélodies juives traditionnelles, puis écrit « There Was a Fire », le livre qui fait désormais référence sur le rôle des Juifs dans la musique populaire américaine. C’est ce que vous considérez comme votre contribution au judaïsme, une sorte d’héritage que vous laisserez ?
Ben Sidran : Exactement. Je devais le faire. 40 ans plus tôt, j’ai écrit « Black Talk », mon premier livre qui avait pour thème l’importance de la musique noire dans la société américaine, et l’idée que j’avais déjà en tête était d’écrire sur les 2 communautés qui ont forgé la musique américaine, les Noirs et les Juifs. Ils sont à la source de la culture populaire des États-Unis. Je sentais que j’avais une obligation d’écrire sur le sujet. Les réactions des lecteurs ont été excellentes, j’ai même été nominé au National Jewish Book Award, mais pas gagné le prix, je suis arrivé second (rires) ! Ce serait super de voir un jour une traduction française, vous devriez la faire !

Jewpop : Vos interviews de jazzmen sont cultes, tous les fans connaissent « Talking Jazz ». Si vous deviez en mettre une en avant, laquelle ?
Ben Sidran : La plus célèbre est sans aucun doute celle de Miles Davis, qui a été reproduite maintes fois. J’ai passé une journée merveilleuse chez lui, il a été adorable avec moi, je ne sais pas pourquoi… Je l’avais déjà rencontré plusieurs fois, mais on n’avait pas vraiment parlé. Miles était un provocateur, et s’il ne vous « sentait pas », ça pouvait vite déraper. Il a sûrement ressenti mon empathie à son égard, a préparé à déjeuner et on a parlé… Je lui posais des questions sur Charlie Parker, sur Kind of Blue, il a été d’une telle gentillesse…

Talking Jazz, Ben Sidran & Chick Corea

Jewpop : Vous prépariez vos interviews, ou c’était la totale improvisation ?
Ben Sidran : J’improvisais complètement ! À mes débuts, je préparais des listes de questions, comme tous les journalistes, mais j’ai vite laissé tomber. J’en sais trop sur le jazz, et une heure ou deux passent si vite… Alors, comme aujourd’hui, on est ensemble, assis l’un face à l’autre et on discute, comme des amis. C’étaient juste des conversations. J’ai arrêté après 6 ans, l’émission était diffusée sur la chaîne publique NPR et tous les 6 mois, je devais chercher des financements pour le programme. Si j’adorais faire de la radio, je détestais chercher des fonds, c’était tellement déprimant… Mais avec le recul, j’ai pu interviewer tellement de musiciens fabuleux !

Jewpop : A propos d’interview, on trouve sur YouTube un extrait incroyable d’une interview que vous donnez à CBS News en 1978, où vous parlez de la situation de l’industrie du disque, du business de la musique, de façon totalement visionnaire.
Ben Sidran : (éclatant de rire) Oui, je la connais ! Ce qui est étonnant, lorsque je revois ce que j’ai pu dire ou écrire il y a 40 ans sur le business de la musique, c’est que c’est exactement la même situation aujourd’hui. Je pense la même chose depuis 40 ans, peut-être suis-je devenu plus mature aujourd’hui, je ne sais pas… Il y a une période aux États-Unis, du milieu des 60s au début des 70s, qui a été magique ! Tout était possible, on pouvait faire ce qu’on désirait, on ne s’occupait pas de questions financières, la vie n’était pas chère… c’était juste fantastique ! J’étais presque blasé alors, je me disais « la vie est comme ça », et puis il y a cette forme de cynisme dans l’industrie du disque depuis… C’est la vie aussi ! Notez que Pat Obrien m’entraîne à parler de ça : vous imaginez, demander à un jeune musicien de 25 ans “Ça vous fait quoi d’être complètement inconnu ?”, c’est terrible !

Jewpop : Votre voix a évolué depuis quelques années, votre groove aussi. D’où vient ce changement ?
Ben Sidran : C’est vrai… Depuis les 5 derniers albums, il s’est passé un truc avec ma voix. Je la sens de mieux en mieux. Vers le milieu des années 2000, je suis devenu conscient de quelque chose que je ne comprenais pas auparavant. Pendant une longue période, je me sentais presque perdu, j’avais l’impression de ne rien contrôler, et puis « boum ! ». J’ai compris qui j’étais, ce que je pouvais faire, comment le groove et le jazz marchaient ensemble, quelle était la meilleure place pour ma voix… Et aussi comment bâtir une chanson, ou quelque chose qui n’a pas vraiment la structure d’une chanson, mais qui y ressemble. Je ne sais pas comment c’est arrivé. Je crois que j’ai toujours su que lorsque j’aurai 60 ans, je comprendrai. Déjà enfant, je me disais « ça va prendre du temps », et c’est vrai.

Jewpop : Donc vous allez suivre la voie de Tony Bennett, qui chante toujours à 88 ans, avec encore plus de talent ?
Ben Sidran : C’est ce que me dit mon fils (rires). Que je dois continuer à travailler. Il veut que je reste actif. Mais franchement, après 45 ans, ça devient plus dur… se lever le matin pour prendre l’avion, tout ça… Je voyage beaucoup à travers les États-Unis pour des lectures du livre There Was a Fire, que j’accompagne au piano, c’est un peu moins fatiguant que les tournées avec un orchestre. Je le fais dans des universités, des musées, des institutions juives… J’ai 71 ans, je me sens très bien, et je n’aurais jamais pensé atteindre cet âge – mon père est décédé à 52 ans – j’ai toujours pensé mourir jeune. Mais je suis là, et j’adore ce que je fais !

Jewpop : Vos prochains projets ?
Ben Sidran : Je suis en plein dans l’écriture d’un livre qui va passionner les fans de musique. Tommy Lipuma (ndlr : producteur de Georges Benson, Al Jarreau, Miles Davis, Diana Krall…) m’a demandé d’écrire sa bio. C’est une histoire incroyable, outre son fantastique travail comme producteur, on remonte à ses racines siciliennes, sa famille et la mafia… Son récit est passionnant !

Jewpop : Et côté musique ?
Ben Sidran : Le prochain album va être très groovy ! Quand j’étais gamin, à 7-8 ans, je passais des heures au piano à jouer des boogie-woogies, j’adorais ça ! Mes mains étaient comme téléguidées sur le clavier ! John Lee Hooker a enregistré un album « Boogie Chillen' » (les enfants du boogie), je veux faire un album « Boogie Chillings », du boogie cool, un hommage à tous ces immenses pianistes comme Mead Lux Lewis et Albert Ammons, et je suis en train d’écrire les textes des chansons…

Jewpop : Alors pas de « Ben Sidran with Strings » en prévision ?
Ben Sidran : Il n’y aura jamais de « Ben Sidran with Strings » ! (rires) J’ai eu de la chance, j’ai fait certains albums qu’on peut considérer aujourd’hui comme « banals », mais à l’époque où ils sont sortis, ça paraissait novateur (re-rires). Moi, je suis heureux de faire un album avec 4 musiciens. Pas besoin de plus !

Jewpop : L’humour fait partie de votre philosophie de vie ?
Ben Sidran : Je sais que vous allez être d’accord avec ce que dis, parce que je connais votre travail. Sans humour, la vie est insupportable. L’humour est peut-être un moyen de rediriger la colère, mais je ne pense pas. La colère est liée à la peur et à la culpabilité, et si on la porte en soi, elle vous détruit, elle vous tue. L’humour est une libération, et pour moi, le swing, c’est de l’humour ! Quand une section rythmique swingue, ça vous donne le sourire !

Propos recueillis par Alain Granat

Ben Sidran en concert au Sunside les 8, 9 et 10 novembre 2018, réservation sur le site du Sunside


Découvrir l’album Blue Camus (Bonsaï Music) sur le site de Ben Sidran
Télécharger Blue Camus sur le site Qobuz (qualité HD 24bits, 11,99€)

Découvrir le clip de Blue Camus

© photos : photo de une Pierre Darmon / Bonsaï Music / DR
Article publié le 22 novembre 2014. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2018 Jewpop

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