Mon ami Yoav Hattab, 21 ans, était un garçon juste. Il a été frappé par une injustice cruelle et arbitraire. Courageux, il a été abattu par un lâche. Animé par un puissant élan de vie, il a subi les assauts d’un homme gouverné par des pulsions de mort. Pieux et sincère dans sa religiosité, il est tombé sous les balles d’un homme qui était une abjecte caricature de la dévotion religieuse. Comme si une bataille des contraires avait eu lieu et qu’elle s’était soldée par la défaite de tout ce que je considère comme étant le bien. Il n’y a aucune leçon à tirer. L’assassinat de Yoav reste incompréhensible, inexplicable, impensable. Il en va de même pour les trois autres hommes assassinés le même jour dans cette épicerie, tous visés parce qu’ils étaient supposés être juifs.
Ma peine n’est rien à côté de celle que ressentent les parents de Yoav, ses frères et ses sœurs. Je leur envoie donc tout mon amour et tout mon soutien. Avishay, tu es mon frère et je suis à tes côtés. Betsalel, je t’ai promis des cours de guitare et on commence dès que tu rentres à Tunis. Votre famille est digne et pieuse. Elle est habitée par une confiance (Emouna) infaillible, qui m’inspire, et dans laquelle je sais que vous puiserez le courage de vivre malgré ce manque infini. Je souhaite aussi à Monsieur Batou Hattab de ne jamais se départir de la force responsable qu’il emploie pour animer la communauté juive de Tunis en tant que rabbin et en tant que directeur de l’école. Cette école, d’ailleurs, à la fois juive et française, rappelle le lien solide qui unit depuis un siècle les Juifs du bassin méditerranéen à la France, à sa langue et à ses valeurs. Yoav, citoyen tunisien qui ne possédait pas la nationalité française et qui avait rencontré les mêmes difficultés que les autres Maghrébins à obtenir un visa, n’est pas mort en France par hasard. Car la France représente un idéal. Un idéal qui s’écorne, certes, un idéal parfois honni, mais un idéal quand même.
Mon ami Yoav Hattab chantait remarquablement bien. C’est la première chose qui m’a marqué chez lui. Sa voix était légèrement cassée. Dans un autre monde, il aurait pu devenir une star d’Arab Idol, lui qui adorait la musique arabe. Je me rappelle d’un retour de soirée, où, relativement ivres, nous nous sommes mis à chanter tous les deux « Akdeb alik », façon Farid al-Atrach. J’étais tellement surpris qu’il connaisse les paroles par cœur.
Dans ce monde-ci, il serait devenu chantre de synagogue (hazan), maniant à merveille les techniques de cantillation de la Tora selon les traditions tunisiennes. Lorsqu’il conduisait une prière, d’ailleurs, il n’était pas rare qu’il emprunte des airs de chansons tunisiennes arabes profanes, en en ralentissant le tempo, rappelant indissociabilité de l’éthos juif tunisien et de sa culture environnante.
Pour moi, Juif français d’origine tunisienne et amoureux de la langue arabe, moi qui évolue au sein du monde juif et du monde arabe, Yoav c’était du miel. Sa langue maternelle était un dialecte arabe à la fois proche et lointain de celui de ses compatriotes musulmans. Il m’en a enseigné quelques rudiments et m’a fait comprendre sans le vouloir, que ce judéo-arabe était avant tout une langue de l’affect, une langue pour la famille et pour l’humour. Une langue intime. Cette langue constitue aujourd’hui pour moi un objet de recherches universitaires en linguistique. La carrière que j’espère mener me rappellera toujours à lui.
Yoav avait 21 ans. Mais il faisait en sorte d’en paraître un peu plus, lui qui était toujours élégamment vêtu, tel un mannequin séfarade. En revanche, sa tendresse, sa candeur même, étaient celles d’un enfant. Nos discussions tournaient souvent autour de ce qui préoccupe généralement les hommes célibataires et je jouais avec lui, malgré moi, le rôle d’un conseiller aîné. Il n’hésitait pas à se confier comme un petit frère. Je pense qu’il se serait marié tôt et qu’il aurait été un père dévoué et attentif.
Nombreux sont ceux de mes amis qui m’ont fait part de leur peine alors qu’ils ne l’avaient rencontré qu’une seule fois. C’est que Yoav transmettait sa joie de vivre et sa gaieté immédiatement. Tout le monde l’aimait, tout simplement. C’est cette image que je garderai de lui. Cette image ainsi que le souvenir de son dernier geste, celui d’un homme brave et courageux qui a risqué sa vie pour tenter d’en sauver d’autres. Un vrai bonhomme !
Pour moi, « Je suis Yoav » n’est pas qu’un slogan choisi parmi une constellation de causes-étiquettes ponctuelles. Si « Je suis Yoav », c’est d’abord parce que j’aurais très bien pu me trouver dans cette épicerie moi aussi. Moi, ainsi que toutes les personnes à qui il arrive de fréquenter des commerces casher. Car ce sont bien des Juifs qui ont été visés, uniquement parce qu’ils étaient juifs.
Ce sont curieusement les mêmes qui s’en prennent à des Juifs, à des policiers et à des caricaturistes. Quel rapport y a-t-il entre toutes ces catégories ? Que symbolisent-elles ? Qu’ont-elles donc en commun pour être visées de concert ? Ce que visent les assassins de Paris ou de Toulouse, il me semble, c’est un universel qui laisserait à chacun la place d’être soi-même et d’être différent.
S’en prendre à la police, c’est attenter à l’autorité publique et à l’ordre républicain, deux notions dont les prétentions d’application sont universelles, deux notions qui ne visent qu’à doter la société d’un cadre dans lequel les individus évoluent librement selon leur conscience.
S’en prendre à des caricaturistes, c’est refuser que la liberté d’expression, par essence universalisable, puisse aller jusqu’au blasphème. C’est, par une obsession d’uniformisation, vouloir imposer une vision du monde particulière à toute la société.
S’en prendre aux Juifs, c’est s’en prendre à une collectivité dont toute la culture tend vers un but : la conciliation de l’universel et du particulier. Car les valeurs juives prétendent à l’universalité. Or, impossible gageure, c’est toujours en nous distinguant qu’il nous est demandé de les incarner. Douloureuse contradiction pour beaucoup d’entre nous. Insupportable provocation pour les assassins et pour les partisans du « tous pareils ».
Tout en étant juif très pratiquant, Yoav était tunisien et patriote. Mais tout en étant tunisien, il évoluait avec une grande aisance en France, où il était également un peu chez lui. Il parlait d’ailleurs le français sans accent – même si j’estime que quelques relents blédards étaient à l’origine de certaines imprécisions linguistiques. Et tout en étant (quasiment) français et entièrement tunisien, il pouvait parler l’hébreu avec une grande fluidité, en adoptant même l’accent des Israéliens. Yoav était multiple, polyglotte. Partout chez lui et juif partout. Il était particulier et il était universel. C’est cet idéal-là – rester soi-même sans se fermer aux autres – que les tueurs ont voulu faire disparaître, en vain. Cet idéal est également celui qui me semble être au fondement de la république française.
Le judaïsme, disait Elie Benamozegh, c’est l’universel comme but et le particularisme comme moyen. C’est cela que Yoav incarnait.
Repose en paix ya sahbi.
ברוך דין האמת, le juge de vérité est source de bénédiction.
Yohann Taïeb
© photo : DR
Article publié le 18 janvier 2015. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2020 Jewpop
Que Yoav repose En paix ainsi que tous ses compagnons d infortune…
Qu Hachem protège tous les braves.
Très beau témoignage
Toutes mes condoléances à la famille aux amis à la communauté juive
1 pensée profonde aussi pour tous les autres victimes du terrorisme islamique
Témoignage très touchant.
Que Yoav repose en paix.