Pochette de l'album de Lee Konitz very Cool Jewpop

Lee Konitz, Death of the Cool

12 minutes de lecture

Lee Konitz est décédé mercredi 15 avril à Greenwich Village, à l’âge de 92 ans. Le saxophoniste alto, atteint d’une pneumonie, avait été testé positif au Covid-19. Après les récentes disparitions de Bucky Pizzarelli, Ellis Marsalis Jr. et Wallace Roney, également frappés par le Coronavirus, c’est un immense musicien qui s’en va, et avec lui l’un des artisans et plus grand styliste du Cool Jazz.

Né à Chicago en 1927 dans une famille juive originaire d’Europe de l’Est, le jeune Lee découvre Benny Goodman à la radio et s’initie à la clarinette à l’âge de 11 ans. Il passe adolescent à l’apprentissage du saxophone ténor puis à celui de l’alto, tout en suivant l’enseignement de l’extraordinaire pianiste et compositeur Lennie Tristano, dont l’influence sur Konitz sera déterminante. Il a à peine 16 ans lorsqu’il décroche son premier engagement dans le big band de Claude Thornhill, chef d’orchestre et compositeur aux prémices du courant cool.

Birth of the Cool

Photo de Miles davis et Lee Konitz Jewpop

Miles Davis et Lee Konitz (1949)

Mais ce sera deux ans plus tard, alors qu’il s’installe à New York, que Lee Konitz participe à un projet qui marquera définitivement l’histoire du jazz. En 1949, il intègre le nonette constitué par Miles Davis, Gerry Mulligan et Gil Evans, qui se produit au Royal Roost, et dont les enregistrements seront publiés sous le titre Birth of the Cool.

Parallèlement, il renoue avec Lennie Tristano et monte un projet avec un autre de ses élèves, le saxophoniste ténor Warne Marsh, avec lequel il enregistre la même année. Les deux musiciens vont mettre en place sur scène et en studio l’enseignement de Tristano, basé sur la technique du contrepoint alliée à d’audacieuses recherches harmoniques sur les standards. Leurs sonorités empreintes de délicatesse tranchent alors avec les envolées bop lyriques de Charlie Parker. Les deux hommes se connaissent bien et s’admirent. Konitz jouera plus tard à ses côtés au sein de l’orchestre de Stan Kenton, en 1953, mais il n’adhèrera jamais à l’esthétique be-bop dont Bird est le héraut, et sera le premier saxophoniste de l’époque à chercher une autre voie et un nouveau style.

Toujours en 1949, il enregistre aux côtés de son maître Lennie Tristano un album résolument avant-gardiste, Intuition, qui préfigure avec une décennie d’avance les expériences du free-jazz. S’ensuivront jusqu’au début des années 60 une pléthore d’enregistrements remarquables pour les labels Atlantic et Verve.

Lee Konitz influencera nombre de ses pairs qui émergent alors en Californie, où il s’installera, en particulier des altistes comme Paul Desmond et Art Pepper, emblématiques du son West Coast. Sa carrière connaît un passage à vide au début des sixties, avant que Lennie Tristano ne l’engage à nouveau pour une série de concerts au Half Note de New York en 1964. Konitz parcourt ensuite les USA puis l’Europe, multipliant les collaborations et les albums. On le retrouve aux côtés de Jim Hall, Chet Baker, Anthony Braxton, Bill Evans, Charles Mingus, Dave Brubeck…, avec une affinité toute particulière pour les duos, dans lesquels il excelle aux côtés des pianistes Martial Solal, Michel Petrucciani, Enrico Pieranunzi…, collaborant également avec des orchestres contemporains. En 2017, âgé de 89 ans, Lee Konitz sortait son dernier disque, Frescalalto, publié par le mythique label Impulse!, 50 ans après Birth of the Cool.

Lee Konitz, Jewish Side-A

Photo de Lee Konitz jewpop

En 2000, alors que Lee Konitz réside à Cologne, le journaliste Andy Hamilton l’interviewe en vue de la biographie qu’il consacrera au saxophoniste, Lee Konitz : Conversations on the Improviser’s Art. Hamilton souhaite aborder la jeunesse de Konitz, son histoire familiale et l’influence qu’elle aurait pu avoir sur son parcours. Le journaliste explique que Konitz est d’abord réticent pour parler de ses parents, de sa judéité – comme de nombreux jazzmen juifs, souligne Hamilton – avant de se confier longuement, démarrant sur le ton de l’humour en expliquant que sa jeunesse ne présentait aucun intérêt, comparée à celle, dramatique, de Chet Baker.

Konitz évoque son père, né en Autriche, et sa mère née en Russie, leur rencontre et leur mariage à Chicago. Konitz a deux frères aînés, qui changeront leur nom en “Kaye”, le musicien expliquant que devenus businessmen, il leur était plus facile de réussir dans le monde des affaires sans devoir systématiquement épeler leur nom. Il note au passage que beaucoup de jazzmen juifs changèrent de nom, citant Steve Lacy et Shorty Rogers. Lorsque le journaliste lui demande s’il fut tenté de le faire, Konitz répond « J’ai juste changé de prénom, Leon est devenu Lee au fil des années… ».

Pochette d el'album The Real Lee Konitz Jewpop

Le père de Lee Konitz possède une blanchisserie qui fait tout juste vivre la famille. Malgré cela, ses parents offrent à l’enfant (Konitz utilisera le mot “sacrifice” dans son interview), doué pour la musique, une clarinette et des cours. Il explique que contrairement à de nombreux parents juifs, les siens étaient heureux de l’encourager dans son talent, plutôt que de rêver, dit-il, d’un fils avocat ou médecin. Lorsque Hamilton lui demande si le jazz fut une forme de « rébellion » envers sa judéité, Konitz répond «d’une certaine manière, oui. Je détestais cette forme d’entre-soi, courante chez beaucoup de juifs que je connaissais, et en particulier le terme de Goy que beaucoup utilisaient. Dans la blanchisserie de mon père, des femmes noires travaillaient au repassage, et beaucoup de clients juifs les appelaient schvarzes (noirs en yiddish). Je ne le supportais pas – pas plus qu’aujourd’hui -, pour moi cela signifiait “eux et nous”.

Lorsque le journaliste lui demande si la musique juive a eu une influence sur son art, Konitz répond «Je n’aimais pas vraiment la liturgie, que j’ai découverte lors d’un bref passage en école juive, puis à la synagogue, où nous allions rarement, hormis pour les grandes fêtes. Mes parents étaient traditionalistes, on mangeait plus ou moins casher à la maison, et des plats traditionnels ashkénazes. Mes parents parlaient souvent yiddish entre eux, ça me faisait un peu honte, j’aurais préféré qu’ils améliorent leur anglais. Aujourd’hui, je me dis que je suis sans doute passé à côté de tout un pan de ma culture… ».

Lee Konitz, Jewish Side-B

Photo de Lee Konitz jewpop

Lee Konitz au Jazzhus Montmarte à Copenhague en octobre 2012, avec Ziv Ravitz à la contrebasse

Lee Konitz évoque alors sa récente rencontre avec le saxophoniste John Zorn, pour lequel il vient d’enregistrer un album qui devait sortir sur son label Tzadik, dans la série Great Jewish Music« Zorn voulait “mettre en évidence ma judéité” et m’avait envoyé plusieurs albums de son label, où figure une grosse étoile de David comme logo » raconte Konitz. « Parmi ces albums, il y avait un très beau disque solo de Steve Lacy. Je lis les notes de pochette et découvre avec stupéfaction que Steve y confesse avoir caché jusqu’ici qu’il était juif… Ça me trouble, je ne le savais pas. Et cela me trouble encore plus lorsque je lis les mots de Steve, qui se dit “soulagé” d’avoir finalement fait son outing grâce à cet album. Là je me dis “attends, ton père se prénommait Abraham, ta mère Hanna…” et j’ai décidé de faire cet album. »

Le saxophoniste raconte ensuite avec amusement que lorsque John Zorn écouta le résultat, il lui dit « Je pense qu’on va le sortir sur un autre label jazz – NDLR : il s’agit de l’album Some New Stuff, publié par le label japonais DIW –  tu feras ton album juif une prochaine fois ! ». Alors que Andy Hamilton demande à Konitz si le souhait de John Zorn était de lui faire enregistrer du klezmer, il explique : « Non, Zorn voulait que j’enregistre ma conception de la musique juive. Mais je n’y connais absolument rien ! Lors de l’enregistrement, un membre du groupe suggéra que nous enregistrions, outre mes compositions, un morceau de Thelonius Monk, et je me alors suis rendu compte que je ne jouais que des compositeurs juifs ! Je parle des Gershwin, Kern… Pour moi c’est ça la musique juive, c’est ce que je préfère jouer ! Sans Jerome Kern, j’aurais repris la blanchisserie de mon père ! », concluant « mon judaïsme, je le pratique surtout avec des blagues ! »

Alain Granat

© photos et visuels : DR

Article publié le 17 avril 2020. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2020 Jewpop

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.

S'abonner à la jewsletter

Jewpop a besoin de vous !

Les mendiants de l'humour

#FaisPasTonJuif