Kippa chien Jewpop
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Mark Alizart : « Qu’Israël prenne le chien pour emblème national, comme l’ours pour la Russie ou l’aigle pour les États-Unis, eut été une première »

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Mark Alizart, successivement chargé de programmation culturelle au Centre Pompidou, directeur adjoint du Palais de Tokyo, conseiller du ministre de la culture pour les arts plastiques et chargé de mécénat chez LVMH publie Chiens aux Presses Universitaires de France.

Chiens Mark Alizart Jewpop

 

“Dans la Bible, le chien est «impur», mais il a néanmoins le mérite de défendre son maître avec fidélité”

 
Alexandre Gilbert : Tout ne commence-t-il pas avec le chien que Dieu offre à Caïn après le meurtre de son frère Abel ? Peut-on dire que le chien est maudit dans la plupart des cultures ?
Mark Alizart : La Bible ne dit pas que Dieu a offert un chien à Caïn, c’est un Midrash qui interprète ainsi la « marque » que Dieu imprime sur Caïn, dans sa miséricorde, pour le protéger de la mort que les hommes veulent lui donner en réparation de son acte. Cette marque très mystérieuse a fait l’objet de plusieurs interprétations : pour certains, il s’agirait d’une marque infamante, comme la lèpre, qui rend effectivement « intouchable », pour d’autres, il pourrait s’agir d’une marque plus charitable, comme une corne au milieu du front de Caïn. L’idée de lui donner un chien est astucieuse parce qu’elle conjoint ces deux dimensions d’infamie et de charité : dans la Bible, le chien est « impur », mais il a néanmoins le mérite de défendre son maître avec fidélité. Cependant, dans les Midrash, où la langue est couramment codée, le chien désigne souvent autre chose qu’un animal : il sert à désigner les païens, les « incirconcis », parce qu’il exhibe son sexe avec impudeur. Aussi, j’aurais tendance à penser que le sens de ce Midrash est qu’en donnant un chien à Caïn, Dieu l’a en réalité pourvu d’un sexe monstrueux (la « corne »). Il en a fait une bête de foire, de désir et de répulsion, à l’image de son crime même, qui conjoint la jalousie (le désir) et l’horreur (le meurtre). Je vois une première confirmation à cette hypothèse dans le fait que, longtemps, un petit sexe était le signe par excellence de la distinction aristocratique (voir les statues grecques). La seconde tient au caractère profondément sexuel de tous les mythes antiques canins. En Égypte ancienne, le chien est un grand civilisateur parce qu’il est un grand castrateur. Et c’est en ce sens que le chien est « maudit », comme vous dites. Le chien est l’autre nom du refoulé, de l’innommable, il désigne la castration du phallus que nul ne peut voir sans devenir aveugle, comme Œdipe, ou mourir.
 

Mark Alizart Jewpop

 

“Mon hypothèse est que chiens et anges désignent deux aspects d’une même réalité”

 
A.G. : Grâce aux rouleaux de Qumran, on sait que le premier chien positif est celui qui accompagna Tobie, fils de Tobit de la tribu de Nephtali, déporté à Ninive et devenu aveugle après avoir reçu de la fiente d’oiseau dans les yeux. N’y a-t-il pas une forme de contrat très ancien entre le chien et l’homme, inexplicable ?
M.A. : Le chien de Tobie est en effet le seul chien de la Bible dont il n’est pas dit qu’il s’agit d’une bête impure. Mais le Livre de Tobie n’en dit guère plus ! Il est juste écrit : « Tobie partit avec l’ange et le chien les suivit ». Ceci étant dit, je pense que ce n’est pas tellement le lien entre l’homme et le chien qui est ici important, que le lien entre le chien et l’ange. Mon hypothèse à ce sujet est que chiens et anges désignent deux aspects d’une même réalité. Angelia, dans la mythologie grecque, est une femme qui sert Hécate (la déesse canine des enfers), et qui a tous les attributs du chien antique ; elle protège notamment les femmes enceintes (qui se dit kuo en grec, chien se disant kuon). De même, la Sphinge est une chienne « ailée » comme un ange. Enfin, on prisait à Rome des statuettes de « phallus ailés » qui portaient un grelot sur le gland et une laisse, et qui ressemblent d’autant plus à des anges que les anges n’ont pas de sexe (autrement dit, qu’ils n’en ont pas parce qu’ils en sont un). C’est pourquoi, je pense, le Coran dit qu’un ange n’entre pas dans une maison où il y a un chien, – ce n’est pas aussi péjoratif qu’on veut le faire croire. En réalité, cela veut dire qu’un ange n’a pas à entrer dans une maison où il y a déjà un ange.
 

Anubis Egypte chien Jewpop

 

“Aucun pays n’a un chien pour emblème”

 
A.G. : Les chiens se sont tus lors de la fuite d’Égypte du peuple hébreu guidé par Moïse dans le désert du Sinaï. Comment comprendre que le Talmud demande que l’on « tolère » les chiens ?
M.A. : Eh bien justement pour cette raison ! Le chien est considéré comme impur, mais parce qu’il a en même temps d’indéniable qualités presque humaines, il ne doit pas être rejeté. Ce passage de L’Exode nous en dit cependant plus long, car ce qui se joue dans la sortie d’Égypte est aussi la sortie de la religion égyptienne, où le chien avait un rôle clé, en la figure d’Anubis, le Dieu cynocéphale et psychopompe, mais plus encore d’Isis, la grande mère, qui se trouve aussi être la grande chienne, Canis Major. Dans le fait que les chiens n’aboient pas, il faut comprendre que les chiens passent le relais à Moïse comme guide et père du nouveau peuple de Dieu. Il me semble que c’est en substance ce qu’Emmanuel Levinas reconnaît quand il commente ce passage. Mais c’est surtout Samuel Joseph Agnon qui a bien dit cela en faisant d’un chien, Balak, à la fois rejeté de tous et chéri de Dieu, le symbole d’Israël, Balak, qui veut dire « celui qui lèche le sang d’Israël ». Agnon avait même proposé à cet égard qu’Israël prenne le chien pour emblème national, comme l’ours peut l’être de la Russie ou l’aigle des États-Unis. Il n’a pas été entendu, c’est dommage. Aucun pays n’a un chien pour emblème. Cela eût été une première et une singularité de choix.
 
Entretien réalisé par Alexandre Gilbert
 
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Photos © : DR

Article publié le 21 mars 2018. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2018 Jewpop

 
 
 

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