Le photographe Clément Chapillon travaille depuis deux ans sur la Terre Promise. Il en est revenu avec une série de photos, primée dans différents festivals, qui explore le lien presque unique entre les hommes et cette terre. Ce récit va bientôt être édité dans un livre, « Promise Me a Land », disponible en pré-commande sur Kickstarter, où l’on découvre une terre loin des clichés, on vous le promet.
Jewpop : Tu as été sélectionné dans plusieurs festivals, à Tbilissi en Géorgie, aux Voies Off à Arles, à Circulations, et tu as remporté le prix Leica cet été. Comment un travail dans un territoire surmédiatisé peut-il encore susciter de l’engouement ?
Clément Chapillon : Il existe déjà une pléthore de travaux et de témoignages sur cette région et c’est difficile d’être audible et d’apporter un éclairage nouveau. Ça rend la tâche plus compliquée pour un photographe, mais aussi plus passionnante car ça oblige a développer une vision plus singulière. J’ai commencé par explorer l’existant, ce qui a été photographié, ce qui a été écrit et documenté à travers les travaux d’artistes, d’écrivains et d’historiens très divers. Et puis, j’avais une approche personnelle différente : deux amis proches sont partis vivre en Israël pour faire leur alya, deux copains avec qui je partageais beaucoup de choses, une culture, une histoire et une mentalité. Quand ils ont décidé de quitter la France, j’ai voulu comprendre quel destin ils avaient choisi de rejoindre et comment ils pouvaient être attirés par cette terre. C’était une autre projection de celle rapportée par les médias et les autres témoignages. J’avais un angle pour me décentrer par rapport à tout cela.
J : Comment est venue cette thématique du lien à la terre ?
CC : Cet angle s’est imposé au fur et à mesure, car tout ce que je voyais et tout ce que j’entendais avait un lien fort enraciné au sol. Lors d’une interview, un israélien me dit : « nous avons toujours été le peuple du Livre, nous devons maintenant apprendre à devenir le peuple de la terre » et ça a été le déclencheur. C’était le prisme essentiel pour raconter mon histoire – j’ai donc décidé d’appeler ce projet “Promise Me A Land”. La terre pour les Israéliens est synonyme d’émancipation, d’auto-détermination et de libération. Entre nous, c’est un sentiment qui a disparu en France depuis si longtemps. Qui aujourd’hui dit encore « c’est sur cette terre, en France, que j’ai envie de vivre? ». La terre n’est pas uniquement associée à l’agriculture ou à l’écologie, elle est le foyer commun qui permet le destin collectif, le lieu où peuvent se réaliser les rêves. Elle n’appartient d’ailleurs pas à l’individu mais au peuple dans son ensemble. La géographie, le climat, les frontières, la défense du territoire, tous ces éléments définissent aujourd’hui le peuple israélien, des « Sabras » (natifs), qui est le nom du cactus qui arrive à pousser partout, même dans le désert, aux Olim, qui viennent investir ce pays. En décrivant et en faisant ressentir ce lien, je pouvais expliquer beaucoup de choses sur l’identité israélienne.
J : Tu as travaillé des deux côtés. Qu’est ce que ça donne du côté palestinien ?
CC : Impossible de documenter d’un côté sans passer de l’autre – surtout que parfois, il suffit de traverser la rue ou la route. Il m’est arrivé dans la même journée d’interviewer des colons, des arabes Israéliens, des militaires et des militants palestiniens. La Cisjordanie, et j’emploierai ici le terme géographique sans rentrer dans les querelles de terminologie, est un élément central dans mon travail, un lieu où le rapport à la terre est bien plus incandescent que partout ailleurs, avec évidemment le sujet de la colonisation et des implantations. J’ai passé beaucoup de temps avec les Palestiniens pour comprendre leur vie et leur attachement, que ce soit en Israël ou en Cisjordanie. J’ai découvert en quelque sorte une société en miroir, c’est à dire un peuple aussi attaché au territoire que les Israéliens, mais avec une autre histoire. Celle d’un territoire perdu, occupé ou juste partagé, qui est au cœur de leur identité. Les tragédies passées et actuelles sont encore des cicatrices très présentes dans leurs discours, mais leur relation à la terre ne se limite pas à ça. Les Palestiniens se considèrent souvent comme les oliviers : il est impossible de couper leur racines, mais ils n’arrivent pas à vivre si on les replante deux cents mètres plus loin.
J : Comment fait-on pour avoir un regard neutre ?
CC : Le Proche-Orient est un sujet qui attise toutes les passions, alors j’ai voulu développer une vision humaine et apaisée, loin des idéologies et des dogmes. Pour y arriver, j’ai incarné mon récit avec des individualités, qui permettent de voir cette terre complexe à travers les yeux et la voix de ses habitants. Il a fallu creuser en profondeur et tout regarder, même quand ça ne rentre pas dans les cases que les médias nous ont véhiculés : les colons qui militent pour la paix avec les Palestiniens, les arabes Israéliens qui font de grandes études à Haïfa, les Olim qui décident de repartir après être restés 10 ans ici… L’idée n’est pas d’être exhaustif, mais d’avoir assez de morceaux du puzzle pour que ma narration fasse sens. Je voulais justement réunir dans un récit commun toutes ces existences qui se croisent sans jamais se regarder, sans jamais se parler. Peu de travaux mêlent les différents récits et c’est ce qui peut manquer au regard qu’on porte sur cette région.
J : Dans ta série, tu as développé une écriture visuelle mêlant portraits et paysages, loin des codes du photo-journalisme, peux-tu nous en parler ?
CC : Je n’ai pas cherché à capturer d’images chocs, mais plutôt à faire ressentir le lien à la terre avec des images qui nous plongent dans ce territoire. D’abord avec des paysages, c’est le fil rouge de mon travail, à travers les saisons, pour voir ses couleurs, ses formes, ressentir son climat et sa lumière et créer un lien presque sensuel avec la terre. Et puis, avec l’humain, un travail de portraits en lumière naturelle, sans mise en scène et en plan large, pour les voir tous ancrés dans ce sol. J’aime parfois provoquer le spectateur avec des images assez énigmatiques et suggestives. Ces portraits montrent la diversité des existences, il fallait parfois rester plusieurs jours dans une région pour faire la bonne rencontre et trouver un visage ou un corps qui me parlait. On peut dire que c’est un travail documentaire, car je compose uniquement avec le réel, mais qui intègre une vision artistique très personnelle.
J : Pourquoi as-tu réalisé des interviews, les photos ne suffisaient pas ?
CC : Pendant mon premier voyage, j’avais écrit quelques phrases sur un petit cahier, juste quelques bribes entendues ici et là : « No worry, it’s safe now, the war is only in the summer », « My dream is to take a car and go to Lebanon »… Ces mots sont très importants pour enrichir les images sous forme d’échos. J’ai alors commencé une longue série d’interviews pour questionner les gens sur leur rapport à la terre, parfois quelques minutes, parfois plusieurs heures. J’arrêtais les gens que je croisais sur ma route, dans les rues d’un village, au café, sur la plage ou dans un kibboutz… Je cherchais des rencontres spontanées. J’ai d’ailleurs gardé contact avec certains d’entre eux !
J : Justement, quelle est la suite de ton aventure ? Un livre et des expos ?
CC : Tout d’abord, il va y avoir un livre : un éditeur allemand reconnu dans le domaine de la photographie, Kehrer Verlag, m’a proposé de faire un ouvrage. Mais le monde de l’édition photo est très dur aujourd’hui, et j’ai besoin de collecter les fonds nécessaires à l’impression des 1000 exemplaires, c’est pourquoi j’ai lancé une campagne de financement participative sur Kickstarter. La campagne de levée de fond se déroule bien, le premier palier des 10 000€ a été dépassé ! Mais il faut encore un peu plus pour produire le livre. J’invite tous ceux qui sont intéressés par le projet à pré-commander ce livre (jusqu’au 15 novembre). Enfin, j’ai été sélectionné récemment au festival Circulations, mon travail sera donc visible au 104 à Paris l’année prochaine, et grâce au prix Leica que j’ai remporté cet été à Arles, je vais pouvoir exposer dans les galeries Leica à Paris et à Milan. Exposer en Israël, et que mon travail soit visible de tous, serait un aboutissement – j’ai des contacts avec une fondation israélienne dans ce sens.
Entretien réalisé par Clyde Soussan
Pour soutenir la campagne Kickstarter « Promise Me a Land », c’est ici
Pour découvrir plus de photos du projet « Promise Me a Land », le site de Clément Chapillon
© photos : Clément Chapillon / DR
Article publié le 7 novembre 2017. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2017 Jewpop