Visuel promotionnel du compte Instagram Eva Stories Jewpop

"Eva Stories", un compte Instagram pour raconter la Shoah aux jeunes générations

14 minutes de lecture

La question paraît incongrue : si Instagram avait existé pendant la Shoah, comment une jeune fille juive se serait-elle servie du réseau social pour témoigner ? C’est pourtant le postulat du projet « Eva Stories », lancé sur la plateforme favorite des Millenials à l’occasion de Yom HaShoah en Israël, et destiné à sensibiliser les jeunes générations. Basées sur le journal intime qu’Eva Heyman, une adolescente juive hongroise assassinée à Auschwitz en 1944, rédigea avant sa déportation, ces Stories Instagram ont rencontré un extraordinaire succès auprès du jeune public. Et inévitablement créé des polémiques. 

Photo représentant un panneau promotionnel pour le compte Instagram Eva Stories Jewpop

“Et si une jeune fille avait eu Instagram pendant l’Holocauste ? »

Depuis quelques jours, les Israéliens ont vu apparaître sur les murs de leurs villes et routes d’immenses panneaux publicitaires aux couleurs flashy, figurant une main tenant un smartphone derrière des barbelés et le slogan « Et si une jeune fille avait eu Instagram pendant l’Holocauste ? », auquel s’ajoute en guise de teaser « Suivez le compte Instagram Eva Stories ». À l’origine de cette campagne mystérieuse, un entrepreneur israélien multimillionnaire de la high tech, Matti Kohavi, et sa fille Maya, qui ont confié un budget colossal à l’agence Leo Burnett Israël pour orchestrer leur projet.

Eva, c’est Eva Heyman, une jeune fille hongroise née à Nagyvárad en 1931, dans une famille juive laïque de la classe moyenne. La ville compte 100 000 habitants en 1944, un cinquième de sa population est juive. Après le divorce de ses parents, Eva, qui est fille unique, est élevée par ses grands-parents. Elle rêve de partir à Londres pour devenir photographe de presse et commence à écrire son journal le jour de son 13ème anniversaire, le 13 février 1944. Le 19 mars, les nazis occupent le territoire de leurs alliés magyars, et deux jours plus tard, Adolf Eichmann rejoint Budapest pour mettre en œuvre le programme d’extermination des Juifs hongrois. Entre le 15 mai et le 6 juillet 1944, environ 438 000 Juifs sont déportés de la Hongrie vers Auschwitz, dont une grande majorité seront assassinés dans les chambres à gaz dès leur arrivée au camp d’extermination.

Photo de Eva Heyman Jewpop

Eva Heyman (Yad Vashem Archives)

Dans son journal, Eva écrit dans un style très vivant, qui évoque irrémédiablement celui d’Anne Frank, ses secrets, ses premières amours, ses espoirs et ses craintes, alors que son univers s’écroule. Dès que les Allemands occupent Nagyvárad, le port de l’étoile jaune devient obligatoire pour les juifs de la ville. Quand les nazis et leurs auxiliaires de la gendarmerie hongroise pénètrent dans l’appartement des grands-parents d’Eva pour les envoyer dans le ghetto, elle écrit «Tout se passe comme s’il s’agissait d’un film ». Enfermée dans le ghetto, elle écrira « En fait, tout nous est interdit, mais le plus horrible, c’est qu’on peut être puni de mort pour n’importe quoi, même les enfants ». Le journal d’Eva Heyman se clôt le 30 mai 1944, trois jours avant sa déportation. Elle est assassinée à Auschwitz le 17 octobre 1944. Sa mère, Agnes Zsolt, survivra et trouvera le journal d’Eva à son retour à Nagyvárad en 1945, avant de se suicider. Le journal sera publié en 1974 à l’initiative de Yad Vashem.

“Un nouveau « genre mémoriel » vraiment innovant et disruptif”

« Alors qu’il reste de moins en moins de survivants de la Shoah, il est crucial de trouver de nouveaux modes de transmission et de témoignages qui parlent aux aux jeunes générations. À l’heure des réseaux sociaux, alors que la capacité de concentration des jeunes internautes est réduite, l’émotion est un moteur pour les intéresser », a déclaré Matti Kohavi, le concepteur d’Eva Stories, lors d’une conférence de presse présentant le projet, ajoutant « Instagram est une plateforme idéale pour raconter des histoires, et comme tous les médias et diffuseur de contenus, il peut tout autant servir à diffuser des choses superficielles que plus profondes ».

« Notre idée » poursuit-il, « a été de se servir des réseaux sociaux pour développer un nouveau “genre mémoriel”, quelque chose de vraiment innovant et disruptif, ici en projetant les jeunes internautes dans la vie d’Eva et au cœur de son âme. » Le magnat de la high tech expliquant encore avoir voulu, en quelque sorte, réaliser post mortem le rêve brisé de l’adolescente : partir un jour à Londres pour devenir photographe de presse. « Nous avons transposé son journal en séquences vidéo, lui avons mis en main un smartphone au lieu d’un appareil photo, avons publié ses écrits sur Instagram au lieu de le faire dans un quotidien, et avons diffusé son histoire en Israël, avant de l’emmener à Londres et dans le monde entier. »

Photo représentant les acteurs de Eva Stories Jewpop

Les acteurs de Eva Stories

Toutes les heures depuis hier soir 19h, début de Yom HaShoah, une Story est publiée sur le compte @eva.stories, dévoilant le quotidien de l’adolescente, comme si la jeune fille avait eu un smartphone et comme si Instagram avait alors existé. Le trailer diffusé la semaine dernière avait déjà été consulté plus de 250 000 fois par les internautes, mais ce n’est rien comparé aux plus de 900 000 abonnés, à l’heure où nous écrivons ces lignes, que compte depuis hier le projet sur Instagram. Pour arriver à ce résultat impressionnant, Matti Kohavi et sa fille n’ont pas lésiné sur les moyens et ont déclaré avoir investi près de 5 millions de dollars, recrutant 400 personnes, techniciens et acteurs, pour les tournages réalisés à Lviv, en Ukraine.

Côté promotion, l’agence Leo Burnett Israel a également bien fait les choses, le projet ayant été relayé par de nombreux influenceurs locaux sur les réseaux sociaux, de la star de la série Fauda Lior Raz en passant par… Benyamin Netanyahu, qui sur son compte Twitter a encouragé « chaque Israélien à réaliser sa propre Story Instagram dédiée aux victimes de la Shoah, afin que le monde entier comprenne ce que nous avons perdu et s’en souvienne ». Ne manquant pas au passage de souligner les liens entre rescapés de la Shoah et la création de l’État d’Israël, tandis que depuis des années, les divers gouvernements qui se sont succédé dans le pays ont fait peu de cas – c’est un euphémisme – des conditions dramatiques dans lesquelles vivent des milliers de rescapés, isolés socialement et largement sous le seuil de pauvreté.

“La seule question qui mérite d’être posée dans ce contexte est celle du message, et non du média”

Dès son lancement, le projet n’a pas manqué de susciter de vives critiques, et ce malgré son succès indéniable. Sur les réseaux sociaux, des Israéliens ont accusé les Kochavi de banaliser la Shoah, certains parlant « d’insulte à l’intelligence des jeunes ». D’autres encore se moquent du concept, se demandant comment Eva, qui écrivit une partie de son journal la nuit, dans un ghetto privé d’électricité, aurait bien pu recharger son smartphone, tandis que certains s’insurgent contre la « mise en scène d’un génocide en projet de pure communication sur Instagram » … Musicien et enseignant d’instruction civique, Yuval Mendelson a écrit une tribune publiée par le quotidien Haaretz où il fustige le « mauvais goût affiché » du projet, soulignant ses possibles conséquences néfastes pour la jeunesse, qui selon lui s’inscrirait dans la tendance des selfies pris par certains ados visitant Auschwitz. Autre son de cloche pour le Dr. Noam Tirosh, chercheur  à la Ben-Gurion University, spécialiste des médias et des questions mémorielles, qui souligne dans les colonnes du même quotidien le mérite du projet, expliquant que “La seule question qui mérite d’être posée dans ce contexte est celle du message, et non du média », ajoutant « en d’autres termes, si ce compte Instagram ne sert qu’à promouvoir une image unidimensionnelle et une narration superficielle de la Shoah, ce projet sera voué à l’échec. En revanche, s’il utilise Instagram pour partager un message plus complexe, dédié à l’enseignement, sa portée sera un vrai succès. »

Face à ces critiques, Matti Kohavi répond « Où est le manque de respect ? C’est la façon dont les jeunes communiquent aujourd’hui. Je n’ai aucun doute sur le fait qu’ils désirent découvrir des contenus sérieux, correspondant à leurs usages sur les réseaux sociaux. »

“La banalisation est inévitable dès lors qu’on veut toucher les plus jeunes”

Pour l’historienne franco-israélienne Stéphanie Courouble-Share, spécialiste du négationnisme, « La banalisation est inévitable dès lors qu’on veut toucher les plus jeunes », nous a-t’elle déclaré, rappelant que les mêmes critiques avaient fusé lors de la diffusion de la série américaine Holocauste en 1979, et ajoutant « C’est à double tranchant et il n’y a pas de solution. Le but était de sensibiliser les jeunes, c’est un pari gagné ! » De façon plus personnelle, comme mère de famille, elle précise « Ce sont mes ados qui m’en ont parlé. Ils l’ont regardé et aimé. C’est déjà un bon point ! », soulignant que « ses enfants sont bien sûr sensibilisés au sujet », pour conclure par ce que lui a rapporté sa fille de 12 ans, au retour de l’école : son professeur a utilisé aujourd’hui « Eva Stories » pour débuter son cours. Les élèves ont regardé en classe toutes les Stories, le professeur terminant son cours avec l’histoire de Eva Heyman. 

Alain Granat

Le compte Instagram Eva Stories

© photos et visuels : Eva Stories / DR

Article publié le 2 mai 2019. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2019 Jewpop

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