Photo de la réalisatrice Yolande Zauberman aux César Jewpop

L'interview Jewpop de Yolande Zauberman pour son film choc "M"

11 minutes de lecture

Quand mon boss m’a dit « Sharon, allez donc voir M, le nouveau film de Yolande Zauberman, vous me ferez 2000 signes dessus et une interview de la réalisatrice ! » j’avoue j’ai trouvé ça chelou. Habituellement, il profite des projections presse pour faire la sieste et recopie ensuite le dossier de presse du film pour écrire sa critique, en changeant deux-trois mots histoire de… Comme l’investigation, c’est mon truc, j’ai vite trouvé le loup : la réalisatrice est la cousine du boss. Tout ça puait le conflit d’intérêt familial. 

J’ai frappé à la porte de son bureau et lui ai dit : « Et si j’aime pas, je fais quoi ? » Là il m’a sorti « Ma petite Sharon, vu que le distributeur du film n’a pas allongé une thune pour de la pub sur Jewpop, vous faites comme bon vous semble ! » Je ne me suis pas démontée et lui ai répondu « Oui mais quand même, Yolande Zauberman c’est votre cousine, non ? Ça va pas poser de problème ? » J’ai alors vu sa maxillaire gauche se contracter façon Richard Widmark dans Le Carrefour de la mort de Henry Hathaway, lors de la célèbre scène où il pousse une infirme du haut d’un escalier avant d’éclater d’un rire de psychopathe. Passé ce moment de gêne intense, il me rétorqua « Vous avez tout compris Sharon, pas question que je me brouille avec la famille, c’est mieux si c’est vous qui signez la critique et faites l’interview. Et puis si vous trouvez le film chiant et qu’elle me fait la gueule ensuite, je n’aurai qu’à rétorquer que mes journalistes sont totalement indépendants. » La déontologie dans toute sa splendeur…

Photo extraite du film "M" de Yolande Zauberman avec Menahem Lang Jewpop

Menahem Lang à Bnei Brak, photo extraite du film « M »

J’ai donc été voir M. Et ne m’en suis pas encore remise. Je ne ferai jamais mieux que la superbe critique qu’a écrit Jacques Mendelbaum dans Le Monde, mais invite tous les amateurs de cinéma avec un grand « C » à voir cet extraordinaire documentaire réalisé dans d’improbables conditions au cœur de Bnei Brak, ville ultraorthodoxe proche de Tel-Aviv. On découvre dans une scène d’ouverture d’anthologie un personnage hors-norme, Menahem Lang, qui fut hazan (chantre en hébreu), trentenaire à la voix d’ange et au regard intense, violé enfant dans sa yeshiva (centre d’étude de la Torah et du Talmud). M choque, bouleverse, provoque parfois des éclats de rire, et surtout suscite l’espoir malgré un sujet a priori anxiogène et universel. La réalisatrice – dont le film a déjà été maintes fois primé dans plusieurs festivals internationaux, à juste titre – a beau être la cousine du boss, je reste objective. M est un très grand film.

L’interview Jewpop de Yolande Zauberman

Photo de la réalisatrice Yolande Zauberman Jewpop

Yolande Zauberman

Jewpop : Votre voix off acccompagne « M » en yiddish, cette langue que l’écrivain napolitain Erri De Lucca qualifie de « langue blessée à mort qui vit une forme de résurrection ». C’était un choix « manifeste », une évidence pour votre film ? Comment avez-vous appris le yiddish ?

Yolande Zauberman : J’ai appris le yiddish avec ma grand-mère. En fait, au début du film, je le parlais un peu, pas mal, pas plus… À la fin du film, je le parlais déjà beaucoup mieux. J’avais un producteur qui disait que le yiddish, ce n’était pas une langue morte, c’était la langue des morts. Et moi, j’adore le yiddish, mais je suis allergique à la nostalgie. Je ne savais pas trop quoi faire de mon amour pour cette langue… J’en ai fait un film, Moi Ivan toi Abraham (NDLR : prix de la jeunesse au Festival de Cannes 1993). Et la première chose qui m’a intriguée quand j’ai découvert Menahem Lang dans un film d’Amos Gitaï, Kedma, c’était son yiddish. Comment un garçon de cet âge pouvait-il le parler comme ça ?

J. :  Les spectateurs de «M » seront sans doute surpris de voir d’extraordinaires scènes filmées dans un milieu aussi clos que celui des Haredim de Bnei Brak. Comment avez vous réussi à les convaincre de laisser une réalisatrice pénétrer dans leur univers ?

Y.Z. : Je suis une femme, jamais ils n’auraient du me laisser rentrer… Menahem, le fait que je parle yiddish, tout cela a été des « ouvre-boîtes ». Mais ça n’explique tout de même pas la façon dont toutes les portes se sont ouvertes !

“Faire un film, c’est danser entre intuition et incertitude”

Photo extraite du film "M" de Yolande Zauberman Jewpop

Photo extraite de « M », scène réalisée à Bnei Brak

J. : On est ébahis, en voyant « M », par les multiples témoignages de personnes qui ont subi des viols dans cette communauté. Comment avez-vous réussi à les collecter ? Un miraculeux hasard ?

Y.Z. : On dit que le hasard est immobile. Faire un film c’est danser entre intuition et incertitude. Chaque nuit, je décidais à la dernière seconde du lieu de tournage. Et là, ça a été magique dès le début ! Menahem, qu’on s’était mis à appeler « M », me disait à chaque rencontre : “Tu ne te rends pas compte, c’est Dieu qui veut qu’on le fasse ce film.”

“Je pose des questions qu’un bébé poserait s’il savait parler”

J. : Depuis Classified People, le documentaire sur l’apartheid qui vous a révélée en 1987, en passant par Moi Ivan, toi Abraham, récompensé au Festival de Cannes, et « M » couronné de multiples prix dans des festivals, quel regard portez-vous sur votre filmographie ?

Y.Z. : Dans Classified People, je me posais une question à laquelle Robert et Doris, le vieux couple amoureux que je filmais, ont répondu. Quelle est notre marge de liberté quand on est désigné d’une certaine manière ? Et on l’est tous. En résistant dans l’intime, par l’intime. Tous mes films sont portés par ça. Et puis je pose des questions de base que personne ne pose. Des questions qu’un bébé poserait s’il savait parler.

J. : On m’a dit que vous adoriez danser. Vous êtes plutôt club, ou plutôt musique à donf’ dans votre salon ? Et vous dansez sur quoi ?

Y.Z. : Oui danser, j’adore ! C’est l’art suprême. Je vois la vie comme une danse ! Parfois on fait tapisserie, mais quand ça danse c’est génial ! Je danse sur tout, même sur les prières. Je demande aux gens qui passent de mettre la musique qu’ils aiment. J’aime bien le paradis des autres.

J. : Yolande, c’est un prénom plutôt inhabituel dans les familles ashkénazes. Vous l’avez vécu comment ?

Y.Z. : Yolande, c’est horrible comme prénom ! Mais mon père voulait absolument un prénom qui commence par un y, un youd quoi… pour lui, ce youd, c’était la vie même.

J. : Votre blague juive préférée ?

Y.Z. : Un juif dans les années 30 à New-York est dans une agence de voyages. Il veut partir mais il ne sait pas où. La vendeuse, lasse de toute cette indécision, lui met un globe terrestre sous le nez. “Choisissez ! Il y a plein de pays !” Il fait tourner le globe dans tous les sens et demande : “Vous êtes sûre, vous n’avez rien d’autre ?”

Entretien réalisé par Sharon Boutboul

« M » de Yolande Zauberman, en salles depuis le 20 mars 2019, a reçu le Prix du meilleur documentaire aux César 2020

Voir l’interview de Yolande Zauberman réalisée par le Festival du cinéma du réel

Voir l’interview de Yolande Zauberman par Samuel Blumenfeld sur le site Akadem

En complément du film, lire le livre coécrit par Yolande Zauberman et Sélim Nassib, L’Histoire de M ( Le Seuil), à commander sur le site leslibraires.fr

© photos :  DR

Article publié le 26 mars 2019, mis à jour le 29 février 2020. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2020 Jewpop
 

 

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