Couverture de la bd Vendetta Corse Jewpop

Once Upon a Time in Corsica

24 minutes de lecture

Christian Chatillon, professeur de lettres classiques, journaliste et spécialiste du milieu corse, publie « Relations corses » aux éditions L’Artilleur. Il a accepté de répondre aux questions de Jewpop.

Photo de l'écrivain et journaliste Christian Chatillon Jewpop

Christian Chatillon

Once Upon a Time in Corsica

Alexandre Gilbert : Comment vous est venue l’idée de ce nouveau livre coup de poing sur le milieu corse ?

Christian Chatillon : Livre coup de poing, certes, si l’on tient compte des morts qui parsèment les différents tableaux développés dans l’ouvrage, tableaux qui partent de la Libération, avec très vite la constitution par le général de Gaulle en 1947 du Rassemblement pour le Peuple Français, pour s’achever à la fermeture des cercles de jeux de la capitale en 2017, à l’avènement du nouveau président de la République Emmanuel Macron. Livre qui, bien plus qu’une mise en scène ou en abîme du « milieu corse », relate, au fil de ces tableaux, les liens pour le moins troubles, voire complices, qu’il a pu y avoir durant toute cette période qui s’étend sur un demi-siècle, entre le pouvoir politique tous régimes confondus, même si davantage accentués pendant les périodes où la droite française est aux manœuvres, et des « voyous » d’origine insulaire. À cela une raison de notre point de vue majeure : au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, très vite dans l’esprit des politiques vainqueurs, du général lui-même, la crainte du « péril communiste » de l’Est est devenue un élément majeur et moteur dans la conduite du pays. Tout régime nouvellement installé se doit d’être doté d’un service d’ordre (le SO) efficace. Le recrutement ne se fait évidemment pas parmi les enfants de chœur ! De nombreux Corses, fervents admirateurs du vainqueur, Charles de Gaulle, et par ailleurs connaissant la misère sur une île où l’État s’est désengagé depuis des lustres, n’ont vu d’autre issue que d’intégrer ce SO et de s’y faire un nom. Ainsi en a-t-il été du parcours d’un Jo Renucci, d’un Marcel Francisci ou encore d’un Nick Venturi, pour ne citer que trois figures de proue de ce que l’on tend à appeler communément le « milieu corse ». Sans doute « voyous » au départ, leur parcours les a conduits à l’affairisme et pour l’un d’entre eux, Marcel Francisci, à la politique, avec un certain succès au demeurant. Roland, son frère, a eu pour sa part une belle carrière politique au sein du parti gaulliste.

Couverture de la bd L'île des Justes Jewpop

3000 juifs fuyant les persécutions trouvèrent refuge en Corse

A.G. : « Pendant que les juifs étaient livrés à Drancy, les Corses étaient des Justes pour eux » dites-vous et rajoutez « pas un seul juif n’a été dénoncé ou livré en Corse pendant la guerre ». Pourtant, la Corse est passée sous pavillon fasciste à un moment donné. Quelle était l’implication de la mafia corse dans la Résistance et dans la Collaboration ?

C.C. : D’abord, si vous me le permettez, je n’emploierais pas ce terme communément usité de « mafia corse ». Je le trouve inexact. Qu’il ait pu y avoir des tentatives de dérives mafieuses dans les années 1970-1980, assurément. Ce fut le cas avec l’île de Cavallo, dans l’archipel des Lavezzi, en Corse donc, comme ce fut le cas à Nice dans l’exploitation du Casino Ruhl. Mais le mot mafia renvoie à l’Italie, à la Sicile, pas à la Corse. La meilleure preuve, de mon point de vue : sur Cavallo, la tête pensante était un nommé Lauricella, Italien. Pour le Ruhl, aux côtés de Jean-Dominique Fratoni, le propriétaire, rôdait l’ombre de son principal administrateur, Cesare Valsania, Napolitain, membre ou pour le moins proche de l’honora societa. Ce point important souligné, la phrase que vous citez est extraite d’une interview donnée à Sud Radio. C’est du direct et, en l’occasion, ma phrase dans son début a quelque peu dépassé ma pensée. Oui, de nombreuses familles Corses se sont effectivement comportées en Justes. Affirmer comme je l’ai dit que les Corses étaient des Justes pour les juifs est évidemment un peu excessif. Mais pour ce qui est de la suite de votre citation, je la maintiens telle quelle. En effet, à ma connaissance, l’île n’a eu à déplorer aucune rafle et un seul Juif, de nationalité tchèque, un certain Ignace Schreter, a été déporté pendant l’occupation de l’île par l’Italie puis les troupes d’Hitler. Combien sur le continent ? Certes, ce serait mentir que de dire qu’il n’y a pas eu le moindre collabo sur l’île. Ceux d’ailleurs qui en furent se sont retrouvés essentiellement sur Marseille. Ainsi le célèbre Paul-Venture Carbone, associé à l’Italien Lydro Spirito, maîtres du milieu corso-marseillais car membres de la Police allemande. Encore leur mainmise sur la basse cité phocéenne ne leur fut-elle accordée que parce que l’élu Simon Sabiani, premier adjoint au maire, transfuge du Parti communiste au PPF (Parti Populaire de France), parti le plus extrême-droitier, les assura de sa protection. En revanche, je le maintiens, sur l’île même, ce ne furent pas moins de 3000 Juifs fuyant les persécutions qui y trouvèrent refuge. En outre, un accord fut conclu entre le préfet de Corse et le Consul turc. Neutre en l’occurrence, la Turquie entérinait la déclaration selon laquelle les Juifs de Corse seraient déclarés citoyens ottomans.

photo représentant l'organigramme de la mafia à Marseille après la guerre Jewpop

“Monsieur Jo”, tête de pont française de la mafia italo-américaine

A.G. : Quels liens entretenait Jo Renucci avec Lucky Luciano ?

C.C. : Des liens étroits. À la demande des autorités françaises, Renucci avait mis le cap sur Tanger. Mission officieuse : pratiquer le contre-terrorisme et lutter contre le parti marocain indépendantiste de l’Istiqlal. Or, pour Renucci, Tanger était d’abord un port franc ouvert à tous les trafics. Son ambition : s’engouffrer dans la brèche et faire de la place une plateforme incontournable du milieu. Très vite, il a emménagé dans un bel appartement de la rue des Haies et mené grand train de vie. Officiellement homme d’affaires, officieusement barbouze, il fréquente assidument le Normandie, un café qui est l’épicentre de tous les trafics. Il se concentre en priorité sur celui des cigarettes, un marché juteux dans lequel il réussit à prendre le contrôle. Un rapport de police de l’époque évoque ainsi un « quasi-monopole » de Renucci sur la côte méditerranéenne dans la contrebande de cigarettes américaines. Point de rencontre des trafiquants de tout poil, melting pot de diverses nationalités, Renucci est repéré à Tanger par quelques individus qui ont des contacts avec Lucky Luciano. Libéré au début de février 1946 du pénitencier de Denamora en raison du soutien qu’il a apporté aux « services » pendant la guerre, en enrôlant les dockers de New-York pour faire barrage aux nazis désireux de débarquer dans le port, pour son appui un an plus tard au débarquement allié en Sicile, Lucky Luciano est devenu le « Parrain des parrains » incontesté de l’une des cinq familles de la Cosa Nostra. De Naples où il s’est fixé après son expulsion des U.S.A., libre de toutes transactions « commerciales », il mesure – au-delà de l’aspect hautement lucratif des cigarettes de contrebande – l’importance de sa situation géographique pour exporter de la drogue de Tanger aux États-Unis via la France, où les cargos déchargent la marchandise. Ainsi renseigné sur Renucci par quelques habitués du Normandie, Luciano “le chanceux” s’enquit de rapidement le rencontrer. Lors d’une entrevue à Tanger entre les deux hommes, Renucci lui présente un insulaire de ses amis, Antoine Paolini, surnommé “Planche” pour avoir faussé compagnie à ses anges gardiens policiers et sauté menottes aux poignets dans la mer. Un dîner dans l’un des plus grands restaurants de la ville scelle leur association. En fixant une taxe sur les bateaux exportateurs de la marchandise de contrebande en échange d’une protection des cargos, une partie de l’argent gagné frauduleusement dans « les blondes », permit ainsi à “Monsieur Jo” de l’injecter dans la « dope », devenant de facto la tête de pont française de la mafia italo-américaine.

Photo représentant la Une du quotidien La Marseillaise avec Mémé Guerini Jewpop

L’ascension de Gaston Defferre, tout un programme

A.G. : Les Guérini ont permis l’accession au pouvoir de Gaston Defferre, qui ne leur a pas tellement rendu. Est-ce pour cette raison que l’OAS l’a pourchassé par la suite ?

C.C. : L’ascension de Gaston Defferre, grâce à l’appui des frères Renucci, des frères Guerini et d’autres Corses comme les frères Venturi, c’est tout un programme ; Il part de la Libération. Marseille est le seul port d’Europe à avoir vu ses installations portuaires échapper aux bombardements allemands. Soucieux de mettre en place le plan Marshall, les autorités américaines ont dépêché à Marseille un syndicaliste, soupçonné d’appartenir à la toute nouvelle CIA, Irving Brown. Des contacts se sont noués avec un ancien commissaire de police, Robert Blémant, en voie de basculer dans le milieu phocéen avec l’appui d’une fratrie corse, les Guerini donc. Libérer les docks tenus par la centrale syndicale communiste – la CGT – fut la priorité absolue. S’appuyant sur ces membres d’un milieu en reconstruction après la mort de Carbone et la fuite aux Amériques de Spirito, force resta aux truands. En lieu et place du maire communiste en place, Gaston Defferre en fut le bénéficiaire. En 1958, Barthélémy Guerini, dit Mémé, sorte de « public relation » de la fratrie, prit fait et cause pour le général de Gaulle. Defferre ne le lui pardonna jamais. Toutefois, si l’OAS poursuivit le premier magistrat de la ville de sa haine, c’est suite à ses déclarations intempestives et indignes d’un homme politique de ce niveau. Ainsi, dans une interview donnée le 26 juillet 1962 au journal aujourd’hui disparu Paris-Presse l’Intransigeant, une déclaration telle que «Il y a 15 000 habitants de trop actuellement à Marseille. C’est le nombre des rapatriés d’Algérie, qui pensent que le Grand Nord commence à Avignon» À la question «Est-il vrai qu’il règne dans la ville une certaine tension entre Marseillais et pieds-noirs ?», Defferre répond : «Oui, c’est vrai. Au début, le Marseillais était ému par l’arrivée de ces pauvres gens, mais bien vite les “pieds-noirs” ont voulu agir comme ils le faisaient en Algérie, quand ils donnaient des coups de pied aux fesses aux Arabes. Alors les Marseillais se sont rebiffés.» Et lorsque le journaliste de l’Intransigeant lui demande «Voyez-vous une solution aux problèmes des rapatriés à Marseille ?», la réponse du maire est lapidaire : «Oui, qu’ils quittent Marseille en vitesse ! Qu’ils essaient de se réadapter ailleurs et tout ira pour le mieux.» Semblables propos n’étaient guère de nature à recevoir de la part des défenseurs de l’Algérie française des messages de félicitations !

Photo de François Marcantoni Jewpop

François Marcantoni

François Marcantoni, un personnage hors normes

A.G. : Vous êtes l’auteur d’un livre sur l’ex-parrain François Marcantoni, qui est un personnage de votre second livre sur l’affaire de Broglie. Quel fut le rôle des Corses dans cette affaire ?

C.C. : En effet, j’ai participé à une complicité d’écriture avec François Marcantoni pour Strass et Voyous (Editions Les Portes du Soleil, 2009). Un personnage hors normes, Résistant à 20 ans, artificier à l’Arsenal de Toulon, participant dans la rade de ladite ville au sabordage de la flotte en 1942, sous le commandement de l’amiral Laborde. Un « parrain » désigné comme tel par les médias qui n’ont eu de cesse de le courtiser, mais que lui réfutait absolument, revendiquant au choix le titre de « truand » ou de « gangster ». C’est bien connu : on ne prête qu’aux riches ! Si la figure de “Monsieur François” est effectivement abordée dans mon avant-dernier ouvrage « Contre-enquête sur l’affaire de Broglie » (Editions Le Toucan, 2015), elle n’intervient que de manière fugace et à titre anecdotique. Il se trouve que dans l’immeuble devant lequel le prince député Jean de Broglie, cofondateur du Parti des Républicains Indépendants avec Valéry Giscard d’Estaing, fut froidement abattu le 24 décembre 1976, sur « contrat », François Marcantoni occupait une chambre de bonne qu’il venait de faire rénover. Il venait de bénéficier d’un non lieu dans la fameuse « affaire Markovic », où les noms du couple Pompidou, d’Alain Delon, étaient apparus à la Une des journaux, suite à l’assassinat du jeune factotum yougoslave de l’acteur. Eu égard à cette notoriété médiatique que l’affaire lui avait valu, il avait été convoqué en toute discrétion dans un commissariat de quartier, le commissaire Ottavioli – Corse lui-même – ayant jugé préférable cet anonymat à la médiatisation que lui aurait apportée une convocation au célèbre 36, Quai des Orfèvres. Il était ressorti de sa brève garde à vue blanc comme un agneau qui vient de naître !

Photo de Charles Pasqua Jewpop

Charles Pasqua

“Une valeur insulaire, incompréhensible pour un citoyen du continent, c’est l’amitié. Elle est ou elle n’est pas. Elle ne s’explique pas”

A.G. : Quelles relations entretenaient Etienne Leandri et Charles Pasqua ?

C.C. : Une relation ancienne et d’amitié. Leandri avait, comme on dit, un passé. Robert Hersant, magnat de la presse, en avait un lui aussi. Ce qui ne l’a pas empêché de faire la carrière, y compris politique, que l’on sait. Une valeur insulaire, incompréhensible pour un citoyen du continent, c’est l’amitié. Elle est ou elle n’est pas. Elle ne s’explique pas. Pour ma part, je sais quels étaient les liens entre Etienne Leandri et la star de la chanson des années 1960, l’inoubliable interprète de « Petit papa Noël », Constantin Rossi, dit Tino Rossi. Lui-même assez proche de la police allemande du Boulevard Flandrin, que fréquentait assidûment Leandri. Celui-ci avait aussi ses attaches à l’Hôtel Lutetia, siège de l’Abwehr, alors le service de Renseignement de l’état-major allemand. Quand, comment se sont-ils rencontrés ? En quelles circonstances ? Je l’ignore. Ce que je sais, c’est que dans une famille corse, il n’est pas rare d’avoir en son sein proche un haut fonctionnaire de l’administration et un voyou. Par ailleurs, l’amitié dépasse les clivages, les codes, les parcours de vie, passés comme présents. C’est ainsi. Par ailleurs, la CIA a dans nombre de magazines d’Histoire désigné certains insulaires comme trafiquants de drogue, sans preuves formelles. Elle a été moins diserte sur les relations qu’elle entretenait elle-même avec des « parrains » d’Amérique du Sud, autrement plus puissants que les Corses désignés. De ses rapports aussi avec d’anciens nazis, à l’instar d’un Klaus Barbie.

A.G. : Pierre Péan, décédé récemment, originaire de Sablé sur Sarthe et proche de François Fillon, avait coécrit “Mafia et république” un documentaire sur le sujet diffusé sur Arte en 2017. Aviez-vous des contacts avec lui pour vos recherches ?

C.C. : Non, je n’ai jamais eu le moindre contact avec lui. Il rejetait l’appellation de journaliste d’investigation, lui préférant celle de journaliste d’enquête. Il avait raison. À un bémol près. Un journaliste n’est pas un magistrat. Sa capacité à investiguer est donc limitée sans l’aide du pouvoir policier, judiciaire ou celle de l’avocat ! Quand je vois que 2 mois après une affaire qui a fait la Une des médias un bouquin sort écrit par un journaliste enquêteur… No comment !

Entretien réalisé par Alexandre Gilbert

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Commander Relations corses de Christian Chatillon (L’Artilleur) sur le site des Éditions du Toucan

© photos : Yami2 Productions / DR

Article publié le 27 août 2019. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2019 Jewpop
 

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