Il y a le survol grondant des avions surgissant à intervalles réguliers de l’horizon ouest. Plongeant, à la perpendiculaire des plages, vers les pistes de Lod. Il y a les battements des pales des couples d’hélicoptères de l’armée brassant l’air humide. Remontant ou descendant le littoral, en veille sécuritaire. Il y a ce bord de mer de Riviera standard : paysage hérissé des bâtiments quelconques d’hôtels. Il y a au Sud, sur le promontoire de Jaffa, l’église St Peter en découpe, et les palmiers qui époussètent le ciel. Au Nord, la Reading Power Station, pointant sa cheminée scintillante, la nuit, de guirlandes de signalisation. Il y a la taïelet, piste de joggers, parcours d’amoureux, promenade des familles, contemplative en soirée des embrasements du soleil couchant, ouvrant un nouveau jour. Il y a les jolies russes qui indiquent la route retrouvée de la coquetterie et du maquillage, aux jeunesses ascétiques des kibboutzim. Il y a les femmes arabes qui s’immergent toutes vêtues près du Charles Clore garden, mêlées aux jeunes filles qui s’ébrouent, si peu couvertes, dans les vagues roulantes. Il y a les kiosques -buvettes bavards et les terrasses de parasols, accortes. Les odeurs de crème solaire et les rythmes diffusés de la pop internationale et de la house israélienne. Les joueurs de tac-tac et les fumeurs de narguilés. Les enfants sautillants et les hommes devisant. Les touristes bruyants et les retraités silencieux.
Derrière, il y a la Ville
Maison Reisfeld (1935), 96, rue Hayarkon. Architecte : Pinchas Biezunsky. Rénovation et extension (2012) réalisées par Bar Orian et Amnon Bar Or Architects
Ses longues artères passantes, Allenby, Ibn Gvirol, en thrombose d’automobiles et de bus, et ses rues résidentielles, dévolues aux oiseaux et aux chats. Ses petites échoppes sombres et ses grands « Canyon » illuminés. Montefiore qui s’enlise dans les bordels et les jeux clandestins et Florentin qui se réveille. Neveh Tsedek qui se rhabille « bobo », et rehov Gordon qui s’installe luxueuse. Sheinkin qui rejoue Carnaby street et Dizengoff qui pose à l’immémoriale. L’insipide breuvage « bots » qui disparaît avec les tables de formica. Et le nectar de l’expresso italien qui s’impose aux guéridons d’aluminium qui les remplacent. Il y a la fébrilité continue de la semaine, et le calme des heures du shabbat. Les pavements brûlants et les frondaisons apaisantes. Les ombres tranchantes qui dessinent la chaleur du jour, et les lumières nocturnes qui repoussent le manteau de la nuit. Et puis, pour le flâneur impénitent, il y a l’Esprit de Tel Aviv. La « Ville Blanche » dans le regard énamouré du poète Nathan Alterman. Son charme indéfinissable, son « aura » mystérieuse. Sa vérité impalpable qui préside à la tranquillité vivante qui rayonne, à l’agitation sereine qui envahie. Sa neshamah.
Peut-être l’âme de Tel-Aviv prit-elle naissance dans son nom de baptême : La Colline du Printemps
Dans son raccord symbolique, en amorce, au thème de la « Résurrection des morts », accroché à la vision prophétique d’Ezequiel des ossements desséchés (Ezequiel III, 15). Le toponyme de Tel-Aviv ne fut-il pas originellement celui d’une ville d’exil à Babylone où Ezequiel avait justement prononcé sa prophétie ? C’est sans doute aussi à l’inspiration de cette même source qu’il faut comprendre que « Tel Aviv » fut le titre retenu pour la traduction en hébreu du livre de Theodor Herzl, Alteneuland. À partir de cette nomination inaugurale, l’histoire si brève encore de Tel-Aviv est le récit profane d’une Révélation séculière, rythmée par des alyas successives. Celle d’un style culturel et de ses schèmes mentaux, d’une psyché urbaine dessinée en épure, qui gardèrent et renforcèrent leurs traits, au gré de leurs emprunts et de leurs adoptions. On en distinguera trois actes.
D’abord la fondation de la ville
C’est au cours de la seconde Alya (1904-1917) qui vit croître la population juive de Jaffa, qu’une centaine de nouveaux et anciens émigrants créèrent, Le 5 juillet 1906, l’Association des Bâtisseurs de Maisons, l’Agoudat Bonei Battim. Son but : établir à distance de Jaffa, une zone résidentielle de petits pavillons et de jardins, sur le principe émergeant, en Europe, des cités-jardins. Très vite l’association se transforma en société sous le nom d’Achouzat Baït, pour l’acquisition des terres. Les premières rues tracées, les premières maisons construites, et la pose de la première pierre du futur Gymnasium Herzlya faite, le nom de Tel-Aviv fut adopté le 21 mai 1910 par les sociétaires. Elle comptait 60 bâtiments et 300 habitants.
Puis son développement. Avec la troisième Alya (1919-1923), Tel-Aviv obtint des autorités britanniques un statut municipal. La Histadrout, consciente de la nécessité d’un plan général d’architecture s’adressa à l’architecte Richard Kauffmann, originaire déjà d’Allemagne, et concepteur des colonies du Nahalal, prototype du village coopératif et de quelques kibboutz. Sa mission : définir un projet de développement vers le Nord. Mais c’est l’arrivée de Sir Patrick Geddes, sur recommandation du gouvernement du Mandat britannique, qui fut décisive. Geddes arriva en 1925 à l’occasion de l’inauguration de l’Université hébraïque de Jérusalem. Homme déjà âgé, d’une grande culture, il concevait l’urbanisme moderne comme une activité interdisciplinaire. Il trouva là l’occasion de réaliser enfin ce qu’il avait cherché obscurément durant son existence, et fit, peu d’années avant son décès, de Tel-Aviv, sa grande oeuvre. Soucieux de construire une ville qui inscrivit dans ses conceptions l’esprit juif, Tel-Aviv, selon Geddes, devait être « la preuve vivante de l’harmonie et de l’équilibre entre le pragmatisme et la vision, entre la pensée et l’action ». Il établit un principe qui prolongeait l’acte fondateur de Tel-Aviv, en dessinant son extension comme un exemple singulier de cité-jardin. Et il intégra les propositions antérieures de Richard Kauffmann, plutôt que de chercher à les annuler. À la différence des cités-jardins d’Angleterre et d’Allemagne, il s’agissait pour lui de créer un véritable centre urbain et non une cité périphérique. Il conçut, dans cette perspective, un réseau de quatre types de rues : des voies principales servant d’axe de communication et d’activités commerciales (Main ways), de larges rues résidentielles (Minor ways), de courtes et étroites rues résidentielles (Home ways), et enfin des passages piétonniers (Rose and Vine lanes). Il insista pour que les immeubles résidentiels ne dépassent pas 2 à 4 étages et que la surface bâtie ne dépassât pas un tiers de la surface du terrain. De façon que « le soleil, la lumière et la végétation deviennent le bien de tous à part égale ». Le rapport, contenant l’ensemble de ses propositions, fut approuvé en 1927.
Enfin, son « cachet » et son élégance
La cinquième Alya vit l’arrivée massive de Juifs allemands qui quittaient l’Allemagne nazie. La population de Tel-Aviv passa de 46 000 habitants en 1931 à 120 000 en 1935. Le 12 mai 1934, Tel-Aviv obtenait le statut officiel de ville. Cette émigration amena, avec elle, dans les bagages de certains, les savoir-faire issus des recherches et explorations architecturales et artistiques de l’école du Bauhaus. École phare d’art, d’artisanat, et d’architecture, sous la république de Weimar, rayonnant sur l’avant-garde européenne, elle avait été fermée, et ses bâtiments saccagés, par les SA, dès le 10 août 1933. Fondée par Walter Gropius, comptant parmi ses maîtres Kandinsky, Klee, Moholy-Nagy, Muche, Breuer…, sa réputation de « cosmopolitisme » lui valait la haine des nazis. La présence de nombreux Juifs parmi les enseignants et les élèves, en rajoutait. Notons que les systèmes totalitaires n’appréciant pas le cosmopolitisme, ni les Juifs ; après la guerre, ce fut au tour des staliniens d’Allemagne de l’Est d’enrager contre le Bauhaus, pourtant auréolé de la haine nazie, au similaire motif de « cosmopolitisme décadent » et de « manifestation caractéristique de la société capitaliste pourrissante » (Walter Ulbricht). C’est qu’il y avait un motif complémentaire à la haine totalitaire et thanatophile, contre l’esprit du Bauhaus. Elle trouvait son exaspération dans le refus de la convention par celui-ci, dans sa critique de l’esthétisme, de l’ornemental, de la futilité, du pompier et du colossal. Dans sa recherche de formes premières (carré, cercle, triangle) et de leurs volumes (cube, sphère, cône, cylindre, pyramide). Dans sa poésie de la sobriété ; le contraire du culte de l’ostentation et du gaspillage somptuaire. Dans sa tentative de promouvoir l’équilibre asymétrique des volumes contre les symétries mortifères des formes classiques. Dans son effort, selon la définition de Paul Klee, de résoudre « le problème de la construction des pluralités, en vue de l’unité ». L’érotique de la « philosophie morale », qui guidait les crayons des artistes et le gouvernail de cette « nef de fous » de créateurs, se tenait du côté de la « vie bonne ». En retrait des jouissances idolâtres.
Sur ces principes, l’école du Bauhaus ouvrit ses domaines d’exploration vers ce qui plus tard fut appelé le design : mobiliers, vaisselles, tapisseries, papiers peints, luminaires, sculptures, affiches, imprimeries d’art, etc. En architecture, elle donna naissance à ce qui prit le nom générique de « style international » selon la définition d’Alfred H. Barr, en 1932. Il résidait dans le principe d’un conglomérat dynamique de formes élémentaires juxtaposées. Lorsqu’il fallut loger les émigrés affluant de la cinquième Alya, la contingence fit que parmi ceux-là se trouvaient de jeunes architectes, nourris des enseignements du Bauhaus, émules d’Eric Mendelsohn. Avec les jeunes architectes du yichouv, puisant chez Le Corbusier les principes complémentaires nécessaires (construction sur pilotis, toit terrasse, façade libre, fenêtre en bande), ils se glissèrent dans le canevas dessiné par Geddes, et réalisèrent ce paysage citadin unique, d’élégance discrète, de raffinement sobre. Construit sur l’axe de la vie ouverte et bonne.
Nous devons à Nitza Metzer-Szmuk d’en avoir dressé le catalogue dans un livre splendide et érudit, merveilleusement illustré, qui non seulement invite et apprend à voir les richesses architecturales de Tel-Aviv, trop longtemps méconnues et négligées. Mais encore sort de l’anonymat, les Dov Karmi, Salomon Gepstein, Yehuda Magidovitch, Sam Barkaï, Josef Berlin, Ze’ev Berlin, Shlomo Berstein, Pinchas Hütt, Ze’ev Haller, Ben-Ami Shullman, Jacov Ornstein, Josef Neufeld, Oskar Kaufman, Ze’ev Rechter, Benjamin Anekstein ; ces architectes méconnus, tombés dans l’oubli, qui assurément, seraient devenus les phares de l’architecture internationale en d’autres circonstances. Mais qui parachevèrent l’Esprit de la ville. Le Boulevard Rothschild et ses alentours en résument la quintessence. Bâti dès 1910 sur un lit de rivière asséchée, axe de circulation dans le plan Geddes, riche d’habitations en « style international », devenu promenade ombragée, plantée d’arbres, c’est au numéro 16, que le 14 mai 1948, Ben Gourion proclama l’Indépendance et la création de l’État d’Israël.
L’Esprit de Tel-Aviv risque-t-il de se diluer, dissoudre et disparaître ?
Il est encore un autre mérite à l’ouvrage de cette architecte israélienne. Il tire implicitement l’alarme. Car, avec, maintenant, ses tours du HaShalom Center, les gratte-ciel de Ramat Gan qui bordent la transversale Ayalon, en arrivant de Ramat Hacharon, et les polypes de verre proliférant en surplomb de Neve Tsedek, on ne manque pas aujourd’hui de s’inquiéter : L’Esprit de Tel-Aviv risque-t-il de se diluer, dissoudre et disparaître ? Tel-Aviv n’aurait-elle plus comme horizon projectif que celui d’une ville moyenne des USA ? Une vague Indianapolis moyen-orientale ? Sa municipalité devrait prendre garde : la vie de Tel-Aviv est un lierre proliférant qui s’accroche à la consistance du maillage historique de son urbanité. « Nous aimons plus la mort que les Juifs aiment la vie! », pérorait un leader du Hamas. L’Esprit de Tel-Aviv est en soi un combat.
Gérard Rabinovitch
À lire absolument :
Des Maisons sur le sable, Tel Aviv mouvement moderne et esprit du Bauhaus par Nitza Metzger-Smuk, trad. de l’hébreu par Véra Pinto-Lasry, éd. de l’Éclat, Paris-Tel Aviv, 2004, 447 pages.
À écouter : Max Perlman, A Meidele fun Tel Aviv, du « yiddish musette » contant une histoire d’amour dans « la ville juive ».
A’MaydaleFonTel-Aviv – MaxPerlman
Autres ouvrages disponibles et consultables :
Bauhaus Tel Aviv, an architectural guide, par Nahoum Cohen, éd. Batsford, London, 2003, 271 pages.
White City,Iinternational Style Architecture in Israel, Judith Turner : photographs, The Tel Aviv Museum, Tel Aviv, 1984, 87 pages.
White City, International Style Architecture in Israel, A portrait of an Era, Michael Levin, The Tel Aviv Museum, Tel Aviv, 1984, 72 pages.
Le Bauhaus, Xavier Girard, éd. Assouline, Paris, 1999, 79 pages.
Bauhaus, sous la direction de Jeannine Fiedler et Peter Feierabend, édition française revue par Jacques Aron et Marianne Brausch, éd. Könemann Verlagsgesellschaft, Köln, 2000, 639 pages.
© photos : DR
Article publié le 9 décembre 2014. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2019 Jewpop