Photo d'une valise imprimée d'une mappemonde Asie Jewpop

Comment je me suis fait calmer par le monde, réflexions d’une voyageuse franco-israélienne en Asie

25 minutes de lecture

En juin, je suis partie pour une conférence à Tokyo. Et comme j’aime bien m’arrêter en chemin pour voir le monde, je me suis arrêtée en chemin pour voir le monde. Et ben, je me suis fait calmer. En quelques semaines, traversant l’Asie de Shanghai à Tokyo et de Séoul à Moscou, avant de rentrer au pays du houmous et des c…. qui klaxonnent au feu rouge, j’ai appris des tas de choses. Le résultat en cinq réflexions.

Affiche publicitaire EL-Al de 1962 Jewpop

Affiche publicitaire El-Al réalisée par Jean David (1962)

1. I don’t know shit

En quatre pays, j’ai été confrontée non seulement à quatre langues dans lesquelles je ne maîtrisais que le « bonjour » et le « merci » – et encore, en coréen, le « bonjour », il est jamais passé – ; j’ai aussi vu quatre alphabets différents, tous plus beaux et incompréhensibles les uns que les autres. Et les gamins de 3 ans qui réclamaient une glace à leur mère dans les parcs de Shanghai, ou les pré-ados dans le métro de Tokyo qui tapaient à toutes vitesse des textos avec force émoticônes, chez eux, ils en savaient bien plus que moi. Alors moi qui navigue sans aspérités dans le Commonwealth, en Israël et dans les pays hispanophones grâce aux quelques bribes de langues que j’ai pu acquérir, circulant tranquille dans les réseaux – en réalité si « niche » – du judaïsme global, je me suis soudain fait rappeler l’immensité du monde. Et moi qui vient de terminer un Ph.D., qui me dit « docteure » soi-disant « docte », « savante », me voilà soudain rappelée à l’immensité de mon ignorance. Dans le « là-bas », je me suis vue transformée en impotente.

Photo d'une foule traversant une place dans le quartier de Shibuya à Tokyo Jewpop

La foule traversant une place dans le quartier de Shibuya à Tokyo

Et je me suis retrouvée, pour mon plus grand inconfort, mais aussi pour mon plus grand bonheur, réduite à montrer du doigt sur un plan, aux pauvres passants que j’arrivais à alpaguer, les lieux ardemment recherchés, lieux dont j’étais souvent incapable de prononcer les noms. J’étais devenue vulnérable-étrangère-ignorante, une analphabète pour qui les signes sur la feuille n’évoquaient qu’une série de dessins mystérieux et magnifiques. C’est ainsi que lorsque j’ai suivi l’injonction abrahamique – « Lekh mi artzekha, Vas depuis ta terre »¹, le premier truc dont je me suis souvenu, c’est qu’en dehors du connu, je ne sais rien. Mais rien.

Ça tombe bien, « se libérer du connu », cela reste, comme le disait Krisnamurti² , le meilleur moyen d’aller vers l’humilité, c’est à dire, selon les Pirke Avot³, la sagesse ; L’humilité comme route d’une connaissance de soi ; de la vie ; et de Dieu. Ben là c’était l’autoroute.

2. La globalisation est un leurre

Globalisation, qu’y disaient. La-réduction-de-la-diversité-du-monde autour d’une sorte de « village planétaire ». Ce paradigme qui serait producteur d’homogénéité culturelle, j’y ai cru, un moment, à la globalisation. Et bien quand j’ai fait un petit tour hors de ma bulle d’universitaires, de businessmen et de « juifs cosmopolites », j’ai compris. Rien du tout, la globalisation. Les gens ne parlent pas anglais, my friend. Il faut le savoir. Alors, moi qui pensais qu’avec la nouvelle « langue internationale (4) », je pourrais circuler tranquille dans le monde : que nenni. J’ai dû revenir à la langue des gestes, aux silences exaspérés, et à Google translate (merci Google).

Photo représentant une mappemeonde en papier Asie Jewpop

Alors oui, Google prouve, avec Sephora, Zara et Starbucks – horizons honnis et pourtant si familiers -, que la globalisation existe. Celle des grandes multinationales et des connectés, peut-être. Celle de la vie des gens, non. Et tu sais quoi, ça fait du bien.

« Ger ve toshav anokhi imachem », « Je suis un étranger parmi vous », disait Abraham – encore lui -, à ses voisins héthéens (5). Être soi, c’est d’abord être différent, m’ont rappelé les Chinois, les Japonais et les Coréens, faisant écho à la définition du soi du juif, depuis le ‘houmash (6). Ben moi, ça m’a rappelé qui j’étais, et que j’étais bien peu de choses dans ce vaste monde qui garde encore les traces, dieu merci, de son irréductible hétérogénéité, et de l’irréductibilité des cultures les unes aux autres.

3. Maïmonide avait raison

Kol hatchalot kashot. « Tous les débuts sont difficiles », disait le sage andalou-égyptien du XIIIe siècle. Et c’est vrai que, quand on change de pays tous les trois-quatre jours, qu’on se retrouve dans un aéroport inconnu, ville inconnue, langue inconnue, après un vol souvent trop long, souvent au beau milieu de la nuit, le bagage trop lourd (leçon apprise), la tête à l’ouest, le sac serré anxieusement contre la poitrine parce qu’on vient de se faire piquer son portefeuille (véridique, j’ai voyagé sans carte bleue et avec la moitié du cash prévu : Koh Lanta, c’est moi !), et qu’il faut se remettre les idées claires et agir vite : changer de l’argent, acheter une carte SIM pour avoir Google maps (re-merci Google), se donner une idée de la géographie de la ville et localiser le gîte tant attendu, comprendre le système du métro et trouver le trajet, acheter les bonnes cartes de transport et trouver de l’eau potable, marcher en suant avec valises et chapeau et la pomme à moitié mangée qui pourrit dans le sac et le portable déchargé (note to self, acheter un chargeur de voyage – et ne pas oublier de le charger non plus), essayer de ne pas pleurer quand on trouve pas et que ça fait deux heures et demie qu’on est sorti de l’avion et j’en peux plus des transports, et elle est où cette rue, puis arriver, se retrouver soudain dans une chambre, ou chez des gens, où tout est nouveau, l’immobilité après tant d’heures de mouvement, et s’installer, pour un temps que l’on sait déjà très éphémère.

Mode d'emploi d'une wc japonais Asie Jewpop

Comprendre le système de douche ou des toilettes (aaah, les toilettes japonaises (7)), s’inscrire à l’accueil, prendre les clés, s’asseoir sur le lit modeste, le silence, soudain, dans lequel il ne faut pas s’écrouler, car il n’est que deux heures de l’après-midi ; essayer de trouver – la grande question en voyage -, où the hell on va pouvoir manger qui soit un peu casher, penser rationnellement à qu’est-ce que je vais faire aujourd’hui, il reste que quatre heures avant shabbat et je sais même pas comment aller au chabad (8) d’ici, et j’ai envie d’aller voir la ville mais elle est si immense, et j’ai pas pu laver mes sous-vêtements et il faut que je trouve comment me connecter à Internet et que j’ai le temps d’envoyer ce mail super en retard, la honte, et il faut que je prenne une douche avant le coucher du soleil.

Bref, l’arrivée, ce n’est jamais facile. Trop de fatigue, trop d’inconnu, trop de peur ; peur de sortir dans la rue même, car à chaque pas j’avance dans l’inconnu (Abraham re-spéciale dédicace), et je ne sais pas où je vais, où je vais trouver à manger, il y a de la viande partout, je veux juste un thé vert et un smoothie et un « chia pudding », est-ce que c’est trop demander ? Et pourquoi ils comprennent pas quand je répète « matcha » – « matcha », c’est pourtant un mot international, non ?

Mais le jour passe, la nuit repose, et le lendemain, il faut me voir dans le métro, championne du monde, presque une vraie locale avec mon pass tout neuf dans le métro de Séoul. Très vite, je retrouve l’espace intérieur et je me détends, je me pose à une terrasse et je bois un thé, matcha ou pas, on s’en fout ; et j’écris « merci » dans mon petit cahier, et je regarde passer les gens, et je souris. Les débuts sont souvent difficiles. Que cela ne nous arrête pas.

4. La bouffe, c’est relatif – ou l’être humain est très carnivore

Tant que j’y suis, aux smoothies et au thé vert. Faut le savoir : les gens, dans presque toutes les cultures du monde, ils mangent principalement de la viande. À nouveau, ça m’a réveillée un peu de mon culturo-centrisme bien-pensant. Non parce que moi, entre Paris, Tel-Aviv et New York, je vis dans un monde quasi vegan, où les jus détox ont remplacé le burger-frites (rien que dire le mot, sacrilège !). Entre Jonathan Safran Foer qui a influencé Nathalie Portman qui a influencé Cojean et moi-même, non seulement j’ai des scrupules à manger des mammifères ou de gentilles poules qui ne m’ont rien fait, mais surtout, j’ai la conscience aigüe des problèmes éthiques et environnementaux causés par ce qu’est devenue l’industrie agro-alimentaire animale aujourd’hui. Problèmes de riches, problèmes quand même.

Photo représentant un étal de viande dans un marché en Chine Asie Jewpop

Et là, que je me balade à Shanghai, à Tokyo ou à Séoul, et ben c’est les étals de viande, et les brochettes de viande, et les canards laqués, et les pieds de poulets frits, et le porc à tous les étages, et les crevettes qui nagent dans les bouillons de bœuf et juste impossible d’avoir une soupe ou un plat de nouilles parce qu’il y a de la viande partout, même si tu demandes « pas de viande » (déjà si t’arrive à le dire ou si Google translate coopère – voir point n°1), parce que « pas de viande », c’est un concept qu’ils comprennent pas. Alors je prendrai mon mal en patience. J’errerai longtemps à la recherche de sushis pas trop douteux ou des rares restos vegan pour touristes consciencieux. Entre un repas chez Chabad et bouffer des tas de bananes et des melons et des noix de cajou, surprise de me rendre compte à quel point, alors que je n’ai pas grandi « religieuse », la cacherout (9) est tellement entrée dans ma peau que je ne peux plus concevoir de manger « treyf »(10). Moi qui adorais les coquilles Saint-Jacques.

5. Surfer sur des canapés, c’est trop beau

Lors de ce voyage, j’ai fait du couchsurfing (prononcer kaoche seurfingue). Traduction : « surfer sur des canapés ». Ben c’est un super concept. C’est venu de l’initiative d’un jeune étudiant américain qui, il y a quelques années, voulait voyager dans les pays nordiques, mais n’avait pas de budget pour les guest houses. Alors il s’est dit : ok, on va faire à l’ancienne : on va demander l’hospitalité des gens. Et pour ne pas déranger, on ne va pas rester trop longtemps. On va passer d’un canapé à l’autre, tranquille. On va surfer d’hôte en hôte, et on va rencontrer des tas de gens. Voilà : « couch seurfingue », tataaa ! Et il s’est avéré que son idée a parlé à beaucoup d’autres que lui. Depuis, Couchsurfing, c’est devenu une communauté globale de millions de gens qui ont été attirés non seulement par le fait de dormir gratuit, mais aussi, plus profondément, par le fait de faire l’expérience de l’hospitalité : la recevoir et la donner.

Photo représentant un jeune homme mimant le surf sur un canapé couchsurfing Asie Jewpop

L’hospitalité. Recevoir les gens sans rien leur demander ; ouvrir sa porte, donner une clé et le lit, partager sa cuisine avec des voyageurs de passage, de purs inconnus. L’hospitalité, valeur centrale dans la plupart des cultures, avant la modernité, l’individualisme et Airbnb. Valeur centrale, s’il en est, dans la Torah, où l’on retrouve encore Abraham, la tente ouverte des quatre côtés, Avraham, qui, et en pleine cicatrisation, n’hésite pas à courir (si !) après les voyageurs pour les prier de lui faire l’honneur de venir faire halte chez lui. De lui faire l’honneur d’accepter son hospitalité. Le monde à l’envers.

Couchsurfing, c’est un peu l’anti-AirBnB. On n’en est pas à faire payer 58 € à des inconnus pour qu’ils dorment dans notre lit pendant qu’on va, nous, dormir chez la mère ou le boyfriend histoire d’arrondir les fins de mois. Je dis ça, je pratique. Dure réalité d’un monde où l’économie du peer to peer vient combattre la crise, où tout ce qui nous appartient, de la voiture au canapé, peut se louer ; où tout rapport horizontal devient un business – un monde où l’on ne peut plus rien donner sans demander quelque chose en échange. Couchsurfing, c’est un peu comme un Chabad, sans frontières : un réseau d’accueil chez soi, mais sans entre-soi, et sans agenda.

C’est ainsi qu’à moi, la petite française vivant à Jérusalem, une des rares « jewish » – comme y disent, qu’ils ont rencontré de leur vie, cette jeune journaliste coréenne ou ce jeune couple de hippies russes ont ouvert grand les portes de leur maison, incarnant sans le savoir cette valeur juive si fondamentale qu’elle est l’une des valeurs principales rappelées dans les prières du matin : achnassat orechim, l’accueil des invités.

Bref

Je me suis souvenue que je ne savais rien. Que le monde était grand, que la globalisation, dans la réalité de la rue, était très limitée. Que les gens ne détestent pas tous les juifs – bon surtout en Asie, j’avoue. Qu’ils peuvent être très généreux avec le voyageur si vulnérable. Car je n’ai pas mentionné tous ceux qui ont pris la peine de marcher avec moi parfois jusqu’à un quart d’heure dans la nuit des dédales de rues asiatiques pour s’assurer que je trouverai bien le métro, ceux qui ont passé des coups de fil pour moi dans leur langue inconnue pour aider le taxi à me localiser, ceux qui commandé des repas végétariens pour moi, cherché une adresse dans leur téléphone et pris le temps de me montrer le chemin, et j’en passe.

Photo d'une maison dans la campagne Asie Jewpop

Que – si j’avais pu l’oublier un instant – la vérité des cultures, à commencer par la mienne, c’est leur relativité. Et que les gens, qui mangent des choses si différentes, parlent des langues si différentes, et se comportent de manières si différentes, sont si proches quand il s’agit de se rappeler une chose : notre commune humanité, la responsabilité mutuelle que la rencontre avec le voyageur implique (l’éthique lévinassienne quoi) et tout simplement, le plaisir de la rencontre et du partage qui nous rassemble. Allez, bon voyage, et cinq sur toi !

Mira Neshama

Lire d’autres chroniques de Mira Neshama sur Jewpop

(1) Berechit (Genèse) 12.1
(2) Dans une série de cours dont est tiré l’ouvrage éponyme
(3) Le traité Avot (hébreu : אבות « pères » ou « principes ») est le seul traité à ne pas aborder des points de Loi juive, il comprend cinq chapitres d’apophtegmes et de réflexions à caractère majoritairement éthique, occupant dans la littérature rabbinique la même place que le Livre des Proverbes dans la Bible
(4) Je tiens à rappeler qu’au XVIIème siècle, c’était le français. Voilà, c’était pour la minute cocorico qui ne sert à rien.
(5) Berechit (Genèse) 23.4
(6) L’un des termes employés dans le judaïsme pour désigner le Pentateuque, écrit, selon la tradition hébraïque, par Moïse sous l’inspiration de Dieu.
(7) Musique de cascade pour l’inspiration, le petit nettoyant de siège, trois options de jet d’eau à faire rougir les toys les plus sophistiqués, bref, de quoi y rester des heures
(8) Un Beth Habad (Chabad House en anglais) est un centre communautaire hassidique loubavitch, que l’on peut trouver dans de nombreuses régions du monde, du Népal au Nigeria, en passant par la Nouvelle-Calédonie.
(9) Code alimentaire prescrit aux juifs dans la Bible
(10) Mot yiddish désignant un aliment non casher

© photo et visuels : DR

Article publié le 23 juillet 2019. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2019 Jewpop
 

1 Comment

  1. Merci Mira pour cette leçon d’humilité. Il y a d’une part une leçon d’humilité dans les villes d’Asie de se sentir ignorant et ignoré. Et puis il y a une seconde leçon d’humilité – à mes yeux encore plus troublante – devant ces millions de gens qui dans les campagnes ne sont inscrits sur aucun registres, naissent et meurent dans se soucier de savoir s’ils vont marquer l’univers de leur passage. Qui disoaratront sans avoir même un seul article ni un seul like.
    En plus de la semaine sans pain et la semaine sans toi et la semaine sans l’autre, au 21eme siècle on devrait peut-être rajouter la semaine sans statut social et sans carte bleue.
    Dov

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